La durée de cette crise du Covid-19 n’est pas encore connue. Mais elle aura bien une fin. Et son ampleur inédite laisse peu de doutes sur ses suites.
Car l’on sait que la bataille sanitaire contre le Covid-19 en porte une autre : la bataille idéologique pour l’après Covid-19. Une bataille des idées et des pratiques qui en découleront avec un rapport de forces. Comme le dit Rodrik (2020) les intérêts bien compris est légitimés par des idées et in fine ce sont ces idées et intérêts du moment qui font les pratiques de demain.
C’est donc aujourd’hui en plein moment de la bataille sanitaire que se jouent les termes de la sortie de crise et le cours de la mondialisation.
Cette bataille des idées s’amorce sur un fond commun relativement consensuel pour considérer que la crise économique est plus l’effet du choix du confinement par les gouvernements qu’un effet automatique de la crise sanitaire.
La crise sanitaire est un pur choc exogène mais la réponse politique et économique à ce choc sanitaire, elle, est le produit des choix ; d’autres options étaient envisageables[1]. Relatif consensus aussi sur la nature de la réponse à apporter à ce choc : soutenir l’activité « quoiqu’il en coûte »[2].
Le choc d’offre du confinement exige que l’Etat engage des plans massifs de soutien pour amortir le trou d’air ouvert par le confinement. Une action qui se justifie d’autant plus qu’autrement le choc d’offre pourrait être suivi par un choc de demande plus ravageur encore.
Alors qu’une réponse à la hauteur pour lisser la tendance (Badwin&Weder Di Mauro, 2020) pourrait fort bien se solder dès la fin du confinement par une reprise vigoureuse.
Pourquoi donc se priver des moyens non conventionnels s’ils permettent d’éviter un arrêt brutal de l’économie – voire une dépression profonde ?
L’implémentation de ces plans de sauvetage fait naturellement plus débat. Mais on est loin d’une bataille rangée. Pour les uns, le traitement du choc d’offre devrait être la seule priorité et cela justifie de consacrer des moyens ciblés mais massifs sur les catégories fragilisées par la crise (salariés précipités au chômage technique, auto-entrepreneurs, secteurs sinistrés).
Pour les autres, le choc de demande à venir justifierait d’un arrosage immédiat et général de ressources au bénéfice de tous les ménages afin d’entretenir la dépense. La discussion porte sur l’opportunité ou non de recourir à l’helicopter money[3].
Mais elle est de faible intensité car tous conviennent qu’en ces temps peu ordinaires, le risque de hasard moral n’existe pas (Wyplosz, 2020) et qu’une ouverture trop large des vannes du crédit serait à tout prendre préférable à un contrôle trop étroit.
Relatif consensus enfin pour anticiper que cette (gestion de) crise laissera une montagne de dettes et tout particulièrement de dettes souveraines. Krugman (2020) plaide pour un plan de relance/dépenses « permanent » et affirme qu’un doublement du ratio dette/ PIB comme le connait le Japon depuis 20 ans doit cesser d’être vu comme une monstruosité mais bien au contraire être appréhendé comme un possible modèle pour les autres.
A l’échelle mondiale, le surcroît d’endettement pourrait bien raviver la tentation de l’inflation comme moyen d’atténuer la charge future des emprunteurs. C’est ce qu’anticipent Goodhart et Pradhan (2020) y voyant l’alternative à un ajustement (austérité) qu’il sera bien difficile de légitimer politiquement après celui de l’après crise des subprimes.
Car il y a une économie politique de l’après-Covid-19: la sortie de crise changera l’équilibre des rapports de forces. Pour eux, elle mettra fin aux décennies de stagnation séculaire et profitera cette fois aux intérêts du travail et des emprunteurs plutôt qu’à ceux du capital et des rentiers. Un tel retour de l’inflation serait très marginalement mécanique –la théorie quantitative de la monnaie contient tout de même un grain de vérité.
Mais il serait avant tout politique et social, exprimant une préférence collective et un choix des gouvernements et des banques centrales, mais en arrière-plan des forces sociales pour l’emprunt, la consommation et le travail sur l’épargne et le capital.Et si l’après-crise devait se positionner sur une inflation à 5 ou 7%, ce serait tout le régime de croissance qui en serait bouleversé -et avec lui, celui de la mondialisation.
Goodhart et Pradhan redoutent ce retour de l’inflation qui est pour eux d’autant plus inévitable que dans l’équilibre international des pouvoirs, la Chine a cessé dès avant la crise d’exercer des pressions déflationnistes sur l’économie mondiale.
On peut leur objecter que l’alternative au choix de l’inflation a toutes chances d’être l’austérité. Et même si certains ont pu vanter les vertus d’une austérité expansionniste (Alesina et Alii, 2019) les évidences penchent nettement pour un ajustement avec des coûts sociaux exorbitants.
Et il est assez naïf de penser que le choix de l’inflation sera inévitablement fait alors même que la crise va encore considérablement accroître le pouvoir de négociation des prêteurs. Ce n’est pas au moment où l’endettement s’envole que les intérêts financiers opteront délibérément pour un régime qui les pénaliserait.
Les intérêts rentiers ne sont pas prêts à renoncer sans livrer bataille. On est en réalité face à une situation conflictuelle où le secteur de la finance sera d’autant plus fort pour préconiser un assainissement à la hauteur des plans de soutien mais qui alimentera du même coup le rejet de la financiarisation et, avec elle, de la mondialisation.
C’est donc un rapport de forces qui se forme actuellement et une bataille qui se joue à l’échelle de chaque pays (ce genre de conflit sociétal est et ne peut être que national). Son issue n’est pas prévisible. Mais d’elle dépend le choix de rompre ou non avec le régime de la financiarisation – ce que l’après crise des subprimes n’a pas fait.
C’est par l’issue de cette bataille que nous saurons si les sociétés choisissent ou non de changer le cours de la mondialisation.Cette crise du confinement ouvre donc la bataille de l’inflation.
Par Pierre Berthaud
Enseignant-Chercheur à l’Université Grenoble Alpes où il dirige le Master d’ « Economie du développement ».
[1] Goodhart&Pradhan (2020) se risquent à évoquer le scénario « glacial » (ou cynique) du laisser-faire – celui qui a initialement tenté le gouvernement britannique avant de faire volte-face. Ce scénario n’est défendable ni moralement ni politiquement. L’est-il économiquement ? Il a au moins le mérite d’établir que le choc d’offre est le fruit d’une réponse au choc externe et pas son effet automatique.
[2] Cette formule de Mario Draghi alors à la tête de la BCE en plein contexte de crise de l’euro est aujourd’hui renvoyée à son successeur, Christine Lagarde dont la tiédeur des propos au début de la crise du covid-19 est perçue comme une faute majeure (Alesina&Giavazzi 2020 : 54).
[3] Discussion jugée inutile par les chercheurs de Natixis (2020) : « Arrêtez de réclamer l’helicopter money, on l’a »