Ecrit par Soubha Es-Siari |
Au-delà du caractère obligatoire, le maintien de l’assurance des risques liés aux accidents du travail et des maladies professionnelles (ATMP) hors du champ de la CNSS suscite des interrogations. Le comité de pilotage propose de confier la gestion des ATMP aux compagnies d’assurance.
Au moment où le chantier de la protection sociale avance à pas sûrs, il est crucial de se pencher sur une problématique toute aussi importante et qui se veut déterminante également pour le climat social.
Il s’agit bien entendu des accidents du travail et des maladies professionnelles (ATMP).
Jusque-là marginalisée voire même ignorée, la problématique de la santé et la sécurité au travail constitue un épineux problème.
En vue d’y remédier, les acteurs concernés sont appelés à rendre obligatoire l’assurance contre les maladies professionnelles.
En effet, bien que le projet de la politique nationale dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail soit adopté par le Conseil de gouvernement, les choses n’avancent pas comme on l’aurait souhaité.
Ledit projet vise la réduction des maladies professionnelles et des accidents de travail, tout en promouvant une culture de prévention en matière de sécurité et de santé, pour toutes les catégories de travailleurs en faveur des employeurs, y compris les fonctionnaires publics.
Aussi et dans le cadre de la mise en œuvre des actions inscrites dans la « Politique nationale dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail 2020-2024 », l’ACAPS en collaboration avec le ministère du travail et de l’insertion professionnelle a-t-elle lancé en décembre 2020 une étude sur l’instauration de l’obligation d’assurance contre les maladies professionnelles.
Jusqu’à présent la couverture des risques accidents du travail et maladies professionnelles est l’apanage des compagnies d’assurances. Nombreux sont ceux qui la qualifient de biaisée au grand dam des employés.
La présente étude devait se baser sur le benchmark en vue de mettre le point sur les meilleures pratiques à l’international en matière de couverture des maladies professionnelles en précisant celles pouvant être adaptées pour le contexte marocain.
Autre élément important à prendre en considération est l’estimation du coût de cette assurance pour étudier la capacité des employeurs à prendre en charge son coût. Ajoutons à cela, l’examen de la pertinence de la gestion de la couverture des maladies professionnelles par un organisme public, en présentant les avantages et les inconvénients de cette gestion.
Assurance des maladies professionnelles : compagnies d’assurance vs CNSS
D’après une source proche du dossier, l’étude relative aux ATMP est quasiment terminée. Les projets de texte seront présentés incessamment au gouvernement.
Membre du comité de pilotage composé essentiellement du ministère de l’emploi, de la santé, du ministère des finances et de l’ACAPS, notre source annonce que l’étude en question propose de rendre obligatoire, à l’instar des accidents de travail, l’assurance contre les maladies professionnelles en la confiant aux compagnies d’assurance et non pas à la CNSS comme recommandé par le CESE qui exhorte les pouvoirs publics à confier et l’assurance de travail et l’assurance des maladies professionnelles à la Caisse nationale de sécurité sociale.
Toutefois c’est l’Etat qui va trancher sur qui prendra en charge la gestion des ATMP.
Accidents du travail : quel état des lieux ?
Les chiffres sur les accidents du travail donnent froid au dos. Le nombre de travailleurs décédant en raison d’un accident du travail est estimé à 3.000 par an et la moyenne annuelle des accidents du travail déclarés est supérieure à 43.153 cas en 2020.
Ces chiffres issus d’estimations du ministère de l’Emploi et de l’Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale (ACAPS) sont vraisemblablement inférieurs à la sinistralité réelle du travail.
Et pour cause : les accidents survenus dans le secteur informel ne sont souvent pas recensés en tant que tels ni couverts par une assurance, et même ceux qui se produisent dans les entreprises qui opèrent dans le secteur formel ne sont souvent pas déclarés ni couverts.
Le risque d’accidents de travail au Maroc reste selon le BIT le plus élevé de la région du Maghreb et du Moyen-Orient. Le secteur du BTP concentrerait 10% des sinistres, suivi de l’agriculture, de l’industrie, des énergies et des mines.
A vrai dire, l’évolution législative, selon les plus avertis, n’a pas donné lieu à la généralisation de dispositifs de prévention des accidents du travail et a fragilisé les mécanismes de prévention des risques de maladies professionnelles. Dans de nombreux cas, les entreprises préfèrent occulter les cas d’accidents du travail pour contenir le niveau de leur prime d’assurance.
Pis encore, les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles sont exposées, quasi systématiquement et, alors même qu’elles sont en situation de vulnérabilité et que beaucoup sont démunies, à des procédures administratives et contentieuses longues, coûteuses et complexes qui les contraignent à accepter des indemnités peu proportionnées aux dommages qu’elles ont subis.
Alors que l’obligation de faire acheminer au tribunal les dossiers d’accidents par les autorités locales a été supprimée, il n’existe toujours pas de règles claires en matière de contenu du certificat médical et de différenciation des rôles dans la détermination des taux d’IPP (Indice d’incapacité permanente) entre le médecin traitant et le médecin conseil de la compagnie d’assurances.
Les victimes d’accidents du travail et leurs ayants droits sont contraints à une « procédure de conciliation » avec la compagnie d’assurance de leur employeur lorsqu’il est assuré et parvenir avec elle à un accord sur des indemnités que l’assureur est supposé leur communiquer dans un délai de 60 jours après la guérison ou le décès.
Force est de constater que le montant des primes collectées par les compagnies d’assurance au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles s’est élevé à 26,7 milliards de dirhams en 2021, soit 8% du montant total des primes d’assurance et 7,7% du total des assurances non-vie. Les charges de prestations ont été de 1,737 milliards de dirhams, dont 703,7 millions de dirhams de frais de gestion. Le montant des rentes allouées par la Caisse nationale de retraites et d’assurances (CNRA) en réparation d’accidents du travail ou de maladies professionnelles a été de 496 millions de dirhams.
La couverture des risques accidents du travail et maladies professionnelles a permis aux compagnies d’assurance de dégager en 2021, au titre de cette branche, un résultat technique net de 3 milliards de dirhams. Ce résultat a été multiplié par 80 depuis 2012 (où il était de 36 millions de dirhams).
C’est pour dire que les prélèvements en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles ont pris une part structurelle importante dans les recettes et les résultats des compagnies d’assurance mais sans amélioration des modalités ni des niveaux de couverture des victimes.
Ce déséquilibre est un des facteurs de blocage du système de protection sociale marocain et une des causes des mauvais classements du pays dans les benchmarks internationaux en matière de protection sociale et de développement humain.
Le maintien des risques liés aux accidents du travail et des maladies professionnelles hors du champ de la protection sociale et leur gestion selon un modèle d’assurance privée basé sur la notion de responsabilité civile des employeurs est une anomalie par rapport aux principes de la Convention 102 de l’OIT et un facteur de blocage par rapport aux principes d’universalité, d’accessibilité et d’équité sans lesquels il n’est pas possible de garantir aux actifs marocains et à leurs ayants droit un système complet de sécurité sociale, alerte le CESE.
Le maintien du risque Accident du Travail sous gestion des compagnies d’assurance privées affecte aussi, négativement, la couverture du risque maladies professionnelles.
Les dispositifs de prévention de ces maladies restent embryonnaires et elles ne sont pas systématiquement identifiées. Cela conduit de fait, et le plus souvent, à un transfert des coûts médicaux afférents aux maladies professionnelles et aux accidents du travail vers les organismes en charge de la gestion de l’assurance maladie obligatoire (AMO) ou du RAMED.
De fait, le monopole de la gestion des accidents du travail et des maladies professionnelles par les compagnies d’assurance ne protège pas les victimes, leurs familles et leurs aidants de la prise en charge totale ou partielle des risques en question.
Aussi, un certain nombre d’organismes nationaux tels que le CESE et internationaux recommandent que, à l’instar des pratiques internationales et en ligne avec les conventions internationales (notamment la convention 102 de l’OIT), la gestion du risque ATMP soit confiée à un seul organisme d’assurance sociale, la CNSS, qui est un organisme public non lucratif, dans le cadre d’un régime déclaratif individualisé des salaires et appuyé sur un corps de contrôle et un système de recouvrement des créances.
Cette recommandation trouve aussi un fondement économique clair, le ratio de frais de gestion du risque liés aux ATMP par les compagnies d’assurance étant estimé à plus de 30% contre un ratio de l’ordre de 6% dans le cadre de la CNSS. Ce gap positif pourrait être mis à profit pour le financement des actions de prévention et/ou la baisse du coût de la couverture des Accidents du travail et des maladies professionnelles.
Une chose est sûre : face à la situation chaotique du Maroc en matière d’accidents de travail et de maladies professionnelles, il est impératif voire déterminant de commencer dès à présent de poser les jalons d’une politique sociale globale et intégrée. Les recommandations émises par le CESE en la matière sont à étudier attentivement.
Lire également : Accidents du travail et maladies professionnelles : Le constat sans appel du CESE