Les tensions sociales auxquelles on vient d’assister au Maroc (Hirak du Rif, Hirak de Jerada, etc.) sont l’expression explicite d’un sentiment général que les inégalités sociales, et aussi territoriales, sont devenues insoutenables. Le clivage que traduisent les slogans arborés par les « nouveaux mouvements sociaux » (partage équitable des richesses, justice sociale, dignité humaine), met en rapport dans un corps à corps irréductible les « masses » ou le « peuple » d’un côté et la classe dirigeante ou « l’élite » de l’autre. Deux ensembles flous, aux contours aléatoires, au sein desquels les classes tendent à se fondre, à se confondre. D’aucuns considèrent qu’il s’agit d’un fait sociologique massif tendant à disqualifier de façon irréversible la thèse marxiste de l’antagonisme radical entre la classe ouvrière ou le prolétariat et la classe capitaliste ou la bourgeoisie, antagonisme autour du quel se déterminent, objectivement et subjectivement, toutes les autres classes et fractions de classes, notamment les classes moyennes. Les métamorphoses du capitalisme et de la société salariale auraient ainsi brouillé les classes et, par conséquent, les places que les individus occupent dans le système économique et social.
L’« Adieu au prolétariat » (André Gorz, 1980) correspond à la fin du fordisme, et la lutte des classes qui oppose le travail au capital a fini par céder le pas à la lutte des places, à la compétition des compétences, à la sélection des plans de carrières dans un darwinisme professionnel sans merci que la mondialisation libérale a imposé comme norme professionnelle et sociale. L’Homme unidimensionnel, décrit par Marcuse (1964), est un individu sans appartenance de classe, déployant son agir dans une société anomique. Bref, la mondialisation libérale a deux côtés. Côté jardin : l’élite composée d’« hommes capables » (au sens de Paul Ricoeur) qui contribuent à sa reproduction (au sens de Bourdieu 1970). Côté cour : la « multitude » (ou le peuple) faite de subjectivités portées par le conatus (Spinoza), c’est-à-dire par la persévérance dans l’être ou la lutte pour la survie. Pour la « multitude », la seule issue qui reste est ce que Gilles Deleuze et Félix Gattari (Mille Plateaux, 1980) appellent les « lignes de fuite » qui « ne définissent pas un avenir mais un devenir », un « processus incontrôlable » où « la destination est inconnue, imprévisible ». Où l’« on est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile » et où plus personne ne peut rien pour personne.Cette ligne de fuite est aussi une « ligne d’émancipation, de libération ». Et c’est sur une telle ligne que par sa subjectivité singulière, l’individu « peut enfin se sentir vivre, se sentir libre » au sein de la multitude.
Mais l’antagonisme multitude/élite n’est, en dernière instance, qu’un antagonisme autour de la création de la valeur (droit au travail, à la production de la richesse nationale), d’une part, et de la répartition de la valeur (droit à un revenu, partage équitable de la richesse produite) d’autre part. En d’autres termes, l’antagonisme capital/travail, que Marx a mis en évidence dans le Capital, est un antagonisme primordial, consubstantiel au capitalisme, quelque soient les formes qu’il peut prendre, et quelque soient les configurations sociales dans les quelles s’inscrit la création de valeur ou l’accumulation des richesses. Une telle analyse n’est pas propre au marxisme : on trouve chez Keynes des intuitions que les travaux de Michael Kalecki vont formaliser, au plan macroéconomique, sur l’hypothèse que le partage de la valeur est déterminé par le conflit entre les capitalistes d’une part et les salariés de l’autre et qu’il dépend du rapport de pouvoir des uns face aux autres. Le creusement des inégalités au Maroc, le basculement des fractions inférieures des classes moyennes dans la pauvreté, la vulnérabilité et la précarité met dans un face à face les « gros » et le « peuple ». Les nouvelles luttes sociales unissent au sein de l’ensemble « peuple », les catégories défavorisées, déshérités, précarisées, vulnérabilisées, prolétarisées et déclassées. Mais, in fine, c’est la lutte des classes qui en est le mouvement et la résolution, dit Marx. La lutte des classes est de retour ? C’est la cupidité des riches qui tend à la soutenir, à la raviver et à l’exacerber au-delà de ses périmètres historiques.
Par Professeur Noureddine El Aoufi,
Professeur Noureddine El Aoufi, est professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, membre Résident de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l’Association marocaine des sciences économiques (AMSE), directeur fondateur du Laboratoire d’économie du développement www.ledmaroc.ma.
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