Ecrit par I. Bouhrara |
« Dhen sir yessir », cette citation justifiait le recours à la corruption face à la bureaucratie, pour accélérer des procédures lourdes, jusqu’à ce que cette pratique illégale prenne en otage aussi bien la croissance, le développement que la cohésion sociale. Et si la corruption était à l’origine du développement d’un modèle économique non soutenable au Maroc ? Décryptage.
A l’aune de la mise en œuvre d’un pacte national de développement sensé inverser la courbe de développement au Maroc, une grande question demeure : et si la corruption était à l’origine du développement d’un modèle économique non soutenable au Maroc ? Ce qui sous-tend que toute action en faveur du développement serait vaine sans une véritable volonté de lutte contre un mal devenu systémique au Maroc, comme en témoignent les différents indicateurs. Ce n’est pas sans rien que la lutte contre la corruption a été la priorité de plusieurs gouvernements qui se sont succédé sans pour autant en venir à bout.
Le débat, dans la littérature économique récente, autour de l’impact de la corruption, s’est souvent focalisé sur les seuls effets de cette dernière sur la croissance économique. La question centrale autour de laquelle s’est articulée la controverse autour de la nature des effets de la corruption sur la croissance économique est la suivante : les effets sont-ils positifs ou négatifs ?
Une question parmi tant d’autres sur lesquelles s’est attelée l’étude de Transparency Maroc « La corruption systémique : facteur et symptôme du mal-développement ». L’étude qui décrit les caractéristiques spécifiques de la corruption et son fonctionnement dans le contexte marocain, d’attarde sur ses effets pas uniquement sur la croissance.
Si les auteurs s’accordent généralement sur la nature négative des effets de la corruption, seule une minorité soutient le contraire. L’argument avancé par cette dernière est que la corruption est susceptible de « lubrifier » les mécanismes économiques en jouant le rôle « de graisse dans les machines ».
En permettant d’introduire, par ce biais, de la concurrence dans des systèmes trop réglementés ou de contourner les lourdeurs de la bureaucratie, la corruption dynamiserait le système économique. Cependant un tel argument est biaisé dans la mesure où il ne tient compte ni des effets macro-économiques ni des effets cumulatifs sur les structures économiques et sociales des pays où la corruption prospère, soutient l’étude menée.
Frein au développement de l’investissement
En affaiblissant la propension à investir du secteur privé et en altérant l’efficacité de l’investissement public, la corruption constitue un frein au développement de l’Investissement tant nécessaire au développement économique et social du pays.
La propension à investir est très sensible au climat des affaires et au coût global de l’Investissement. « Le climat des affaires reste encore perçu par la plupart des acteurs comme trop imprévisible et bureaucratique et n’inspire pas le degré de confiance dont les opérateurs économiques ont besoin pour investir à moyen ou long terme ».
Par ailleurs, ce n’est pas seulement l’Investissement privé autochtone qui est affecté par le fléau de la corruption mais également l’Investissement extérieur en provenance des Marocains résidents à l’étranger et des petites et moyennes entreprises étrangères.
L’étude soutient que seul l’Investissement du grand capital étranger peut échapper à cette contrainte car il peut obtenir des garanties de la part des hautes sphères de l’Etat. Ce n’est donc pas un hasard si l’Investissement privé marocain demeure relativement faible et l’Investissement extérieur stagne depuis longtemps.
Le premier stagne autour de 16% du PIB en moyenne et le second oscille autour de 2,5% depuis deux décennies.
La corruption altère également l’efficacité de l’investissement public. En effet, le caractère discrétionnaire de la décision publique facilite la sélection des projets d’investissement public en fonction des intérêts privés, politiques ou économiques, des décideurs et aux dépends des intérêts de la collectivité nationale.
En outre « une proportion élevée des entreprises recourent à des paiements illicites pour obtenir des marchés publics ». Il en résulte souvent « des infrastructures en-deçà des normes et dangereuses ».
Entrave au développement de la productivité du travail
Véritable radioscopie du phénomène, l’étude de Transparency Maroc soutient que l’autre canal à travers lequel la corruption influe négativement sur la croissance économique est celui de la productivité du travail. Ses principaux déterminants, la santé et l’éducation, sont inefficaces ou déficients.
Ils sont largement touchés par les effets de la corruption. Car, l’ampleur nationale de cette dernière ampute les recettes publiques et partant les ressources allouées aux deux secteurs. La corruption qui sévit à l’intérieur de ces derniers affecte, en outre, leur efficacité.
La productivité du travail dans le secteur public souffre, en plus d’un autre fléau : les nominations par complaisance et les recrutements par favoritisme ou simplement contre paiements illicites ; car ils favorisent la médiocrité et la démotivation.
La corruption est également source de surcoûts dans ce sens que les paiements illicites que les entreprises effectuent, au titre de la corruption, engendrent pour ces entreprises des surcoûts et pénalisent leur compétitivité.
« Les entreprises marocaines confrontées à une forte incidence et profondeur de la corruption s’estiment confrontées à des demandes d’avantages ou de paiements informels dans leurs relations avec des administrations et services publics, l’obtention de licences d’exploitation, permis de construire, opérations d’importations, ou de paiements des taxes et impôts, seraient significativement plus élevés que la moyenne de la région MENA, région qui elle-même se classe défavorablement par rapport aux pays à revenu intermédiaire et compétiteurs du Maroc».
A cela, il faut ajouter les pratiques de corruption qui s’opèrent au niveau de la sphère de régulation des rapports employeurs-employés (syndicats, justice et inspection de travail) qui compliquent la résolution des litiges et alourdissent le coût de gestion des entreprises.
L’ensemble de ces effets de la corruption contribue à l’affaiblissement de la dynamique de la croissance économique. Les pertes dues à l’impact de corruption sur l’économie nationale sont estimées entre 2 et 5 % du PIB. Mais cette estimation d’ordre monétaire ne peut pas prendre en considération les effets d‘ordre structurel que le fléau de corruption exerce sur la société et l’économie.
Effets de déformation des structures productives
Pour les auteurs de l’étude, l’impact de la corruption sur le processus du développement ne se limite pas aux seuls effets sur la croissance économique, il englobe également les effets sur les structures productives et sociales.
Ainsi, la corruption agit négativement sur l’allocation des ressources en orientant, indirectement, ces dernières vers des activités moins productives. En effet, en suscitant l’incertitude, la corruption incite les promoteurs privés à privilégier les investissements dans les secteurs à rentabilité immédiate comme la spéculation foncière et immobilière et les activités commerciales aux dépens des secteurs réellement productifs pour le pays.
L’allocation des ressources publiques n’échappe pas à l’effet d’altération quand les décideurs procèdent à la sélection des projets d’investissement public en fonction de leurs propres intérêts.
Formation d’une économie de rente
L’étude souligne que les domaines les plus touchés par la distribution de privilèges et des avantages porteurs de situations de rente sont les marchés et les secteurs liés aux terres agricoles : La concession des terres agricoles récupérées, des terres collectives ou des terres domaniales et habous a permis de renforcer la couche des rentiers agricoles. Pour ce qui est du foncier urbain, « l’immobilier est le premier secteur bénéficiaire de dérogations fiscales représentant 22,1% du montant de la dépense fiscale (2016) soit 7,1% milliards DH ».
Renforcement de l’économie informelle
En engendrant des effets qui affaiblissent le rythme de croissance et altèrent les structures productives, la corruption renforce les entraves au développement normal du pays et favorise, indirectement, l’expansion du secteur informel qui représentent d’après la CGEM plus de 20% du PIB en dehors du secteur primaire.
La corruption dans le secteur informel est devenue un enjeu en soi. Car elle constitue une source importante qui alimente la petite corruption et la grande et, dans certaines circonstances, finance les caisses noires.
Par cette fonction, la corruption continue de protéger le secteur informel, malgré les diverses mesures prises ces deux dernières décennies. L’altération de l’allocation des ressources, la formation d’une économie de rente et le renforcement de l’économie informelle engendrent la déformation des structures productives et entravent ainsi la dynamique du développement du pays et la transformation structurelle de son économie.
L’accentuation de l’érosion de la cohésion sociale
En plus de ses effets de déstructuration économique et sociale, de désagrégation du domaine public et d’aggravation des déséquilibres économiques, la corruption est source d’érosion de la cohésion sociale suite à l’accentuation des inégalités sociales et à l’effritement des institutions et du système de valeurs.
La corruption n’a cessé de creuser, d’une façon cumulative, le fossé entre les différentes couches sociales. Entre celles qui sont pénalisées par le système de corruption du fait notamment :
- des insuffisances et des défaillances des services publics en raison des multiples pratiques de corruption,
- des paiements illicites effectués, et
- des renchérissements des biens et services sur les prix desquels les producteurs et les intermédiaires répercutent leurs propres paiements illicites, et de l’autre côté, celles qui bénéficient des différentes formes de corruption.
De même, la corruption accroît les inégalités spatiales qui sont déjà très grandes (d’après les études du Haut-Commissariat du Plan, 2 régions sur 12 concentrent 42% du PIB et une seule région assure 45% de la valeur ajoutée du secteur secondaire).
Le drainage des ressources de la corruption vers des lieux de pouvoirs et l’appropriation prédatrice des activités productives et des richesses naturelles par les détenteurs du pouvoir et leurs clients accentuent en effet les disparités spatiales.
Le second canal à travers lequel la corruption contribue à la déstructuration sociale, ce sont ses effets corrosifs sur le fondement même des institutions et du système de valeurs à savoir la confiance. Car avec le développement de la corruption, la confiance s’effrite.
1 comment
Tout simplement une « machine » foutue doit être changée et non « graissée ».