Pourquoi le Covid-19 est une opportunité ?
Il est vrai que ce n’est pas la première fois que notre région fait face à une crise régionale et internationale. Le printemps arabe avait débuté en 2011 au Maghreb et plus précisément en Tunisie, avant de déferler sur le reste des pays de la région. Et il a été question à ce moment là de relancer l’UMA – Union du Maghreb Arabe, pour faire face aux défis sociaux et économiques pressants. Cette initiative éphémère, portée par l’ancien président tunisien Monçef Marzouki, faisait écho à la crise du tournant des années 1990, qui avait quant à elle permis la création de l’UMA, et traduisait une sérieuse volonté des dirigeants maghrébins de l’époque de faire fi des dissensions du passé, pour affronter les défis futurs.
Trente ans plus tard, l’édification d’une communauté économique maghrébine est toujours au point mort. Et nous revoilà une nouvelle fois face à une nouvelle crise cette fois internationale, celle de la pandémie du Covid-19. C’est donc une nouvelle opportunité de casser le statut quo, et avancer dans la mise en place d’une communauté économique au Maghreb. A la différence qu’en trente ans, la population de la région est passée de soixante millions à plus de cents millions d’habitants. En effet la crise du COVID19 est une remarquable opportunité pour pousser les dirigeants politiques maghrébins, à comprendre qu’il est plus que jamais nécessaire de profiter des atouts qu’offrirait un marché commun maghrébin pour assurer les meilleures conditions à une relance économique réussie.
Une sortie de crise qui s’annonce douloureuse pour les pays de la région
Tout d’abord commençons par évaluer les effets de cette crise économique. Au Maroc, pays dont le PIB dépend du tourisme à hauteur de 7%, le nombre de touristes s’écroule pour passer de 13 millions en 2019 à moins de sept millions en 2020, selon les estimations les plus optimistes des professionnels du secteur. Mais la crise n’en restera pas là. Selon l’agence de notation sociale et environnementale internationale Vigéo-eiris, dans un rapport datant d’avril 2020, les secteurs les plus à risque, en plus du tourisme, sont les transports, l’industrie textile, l’automobile et aérospatial, l’agriculture ainsi que le secteur bancaire ; ce dernier est lourdement impacté par la baisse de 20% enregistrée sur la place casablancaise et par les reports des remboursements de créances. Sans oublier que les principaux clients du Maroc, à savoir l’Espagne et la France, envisagent des récessions à deux chiffres au cours de l’année 2020.
En Algérie, la situation est encore plus alarmante. Le pays compte essentiellement sur ses exportations en hydrocarbures, représentant plus de 95% du total des exportations et les deux tiers des recettes fiscales. Déjà avant la crise, ses recettes étaient passées de 40 milliards de dollars en 2012 à 25 milliards estimées pour l’année 2020 et ce avant même le début de la crise. Avec un baril des pays de l’OPEP inférieur à 20 dollars, la conjoncture économique sera la plus mauvaise depuis l’indépendance de l’Algérie il y a près de soixante ans. D’autant plus que les réserves de change, véritable matelas de devises du pays ne cessent de s’épuiser. A fin mars, elles étaient passées sous la barre des soixante milliards de dollars, contre 220 milliards en 2014.
En Tunisie, les difficultés que traverse le pays depuis le printemps arabe de 2011 renforcent l’inquiétude sur les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire en cours. Car le pays sort à peine d’un marathon électoral et d’un long blocage politique ayant abouti sur la constitution d’une fragile majorité gouvernementale. Des péripéties qui ont lourdement pesé sur le moral de la communauté d’affaires tunisienne. La crise du Covid 19 représente donc un véritable danger pour la stabilité économique du pays. Le FMI prévoit une récession de plus de 4% et des économistes estiment le déficit budgétaire à fin 2020 à plus de 10%. Des agrégats macroéconomiques catastrophiques.
Restent la Libye en proie à une guerre civile depuis 2011, bien loin des préoccupations de cette crise tellement la situation y est désastreuse et la Mauritanie où la pandémie a été stoppée dès le début avec l’imposition du confinement dès le dépistage du deuxième cas. Le PIB de la Mauritanie ne représente que 1,5% du PIB régional du Maghreb, contre 46% pour l’Algérie, 32% pour le Maroc, et 10% pour la Tunisie. Car faut il le rappeler, le PIB cumulé des cinq pays maghrébins est de 367 milliards de dollars en 2019 pour 102 millions d’habitants, soit l’équivalent du PIB des Philippines, avec autant d’habitants, ou encore le même PIB que Hong-Kong, métropole de 7 millions d’habitants.
Le constat est donc clair : si la crise du Covid19 est un désastre sans précédent depuis au moins un demi-siècle, pour les économies fragiles du Maghreb, il n’en demeure pas moins que ces pays avançaient déjà en ordre dispersés, face aux défis et opportunités du XXIe siècle. Et peut être est ce là la carte à jouer, pour surmonter ce désastre annoncé en 2020.
Les atouts du Maghreb
1° : l’atout géographique avant la richesse géologique
Il faut prendre conscience qu’avant toute chose, c’est au niveau géographique où le Maghreb possède son meilleur atout. Car le Maghreb, avant d’être un espace culturel et civilisationnel, où l’on retrouve les mêmes langues, croyances, coutumes, religions, avec une profondeur historique convergente, reste d’abord un ensemble géographique compact. En effet, 80% de la population du Maghreb se concentre sur une bande littorale qui s’étend des rives méditerranéennes de la Tunisie, aux côtes Atlantiques du Maroc. Un axe littoral de 2000 km, avec une faible profondeur à l’intérieur des terres, cerné par la mer Méditerranée, l’Océan Atlantique, et le Grand désert du Sahara. Un axe reliant approximativement les grandes villes de la région : Sfax, Tunis, Constantine, Alger, Oran, Fès, Tanger, Rabat et Casablanca. Un seul axe desservi par des tronçons autoroutier et ferroviaire en ligne droite déjà existants regroupant plus de 80 millions de consommateurs, les principaux ports, les principales villes et pôles financiers et logistiques, capitales politiques, ainsi que les principales régions agricoles. Une fabuleuse concentration de facteurs clés de succès, à seulement 14 km d’une des plus grandes économies du monde, l’Union Européenne et pourtant abruptement interrompu par des frontières fermées et des égoïsmes nationaux d’un autre temps. C’est cet axe là qu’il faudra employer pour assurer une relance économique florissante et pérenne.
2° : Transformer la crise en opportunité grâce à la communauté d’affaires maghrébine
La première opportunité qu’offre cette crise est qu’il semble acquis que les pouvoirs publics s’attèleront d’abord à écouter plutôt qu’à dicter. Il leur faudra impérativement regagner la confiance des citoyens mais aussi des hommes d’affaires. Il va en effet falloir tendre l’oreille à cette communauté d’affaires et écouter ses doléances pour mieux défendre ses intérêts. Car le premier défi à relever est d’assurer la relance de l’économie en même temps que la reprise internationale et éviter à nos économies de se retrouver à la traine. Exit donc les considérations idéologiques et place au pragmatisme économique. Seuls les principes favorisants cette relance économique devront être prise en compte étant donné l’urgence sociale, les millions d’emploi menacés, les centaines de milliards de dollars en jeux, les parts de marchés à l’export en péril, la misère qui guette des pans entiers des sociétés maghrébines déjà précaires et en difficulté bien avant l’apparition du virus.
Ainsi ICEM – Initiatives pour la communauté économique du Maghreb œuvre en ce sens ; à connecter les énergies pour créer un Maghreb prospère pour tous.
3° : Le Maghreb, un paradis pour logisticiens
La seconde opportunité est d’ordre logistique. La crise qui a commencé en Chine avait provoqué des pannes et pénuries dans les chaines de valeurs de secteurs entiers. En effet le COVID-19 a affecté les chaînes d’approvisionnement mondiales, du fait des délocalisations vers la Chine ainsi que de l’approvisionnement se faisant trop souvent à partir de ce pays. Car l’Europe, premier client du Maghreb, a pris conscience malgré les gains et avantages sur les coûts, et en dépit de réglementations moins exigeantes que la proximité deviendra pour les prochaines décennies, la première condition pour une chaine de valeur plus fiable. Une région comme le Maghreb peut ainsi faire prévaloir sa proximité avec l’Europe, avec plus ou moins des avantages similaires à ceux que l’on trouve dans des pays d’extrême Orient. Le Maghreb doit cependant avoir des ambitions pour proposer des produits et services à forte valeur ajoutée et ne pas se contenter d’être la prochaine usine de l’Europe.
Pour séduire donc les futurs investissements européens, toujours sous le choc de la crise, il faudra en plus offrir les avantages d’un grand marché, et ce n’est qu’en créant un marché commun maghrébin que l’on pourra, Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye, les cinq pays signataires de la charte de l’UMA, y arriver. De tels marchés, régulés par des institutions supranationale sur la base du principe de subsidiarité ont aussi l’avantage de réduire le risque politique et sécuritaire, d’harmoniser la législation, réduire les contraintes douanières, et générer d’importantes économies d’échelle. Une formidable opportunité pour construire une communauté fonctionnelle, parmi les piliers de la futur zone de libre-échange continentale africaine. Enfin le projet d’un pont reliant l’Afrique à l’Europe, pourrait également renforcer cette attractivité de la région. Un projet défendu jusque là uniquement par le Maroc, or une telle connexion ferait d’Oran une ville accessible à moins de 6 heures de route de l’Andalousie. En défendant ce projet d’une voix commune, les chances d’aboutissement seraient plus importantes, et l’intérêt pour l’Espagne à s’équiper d’une telle liaison routière encore plus attrayant.
4° : Un Maghreb plus intégré face à une mondialisation de proximité
Nous en venons donc à la 4è opportunité, celle du marché intérieur maghrébin, résilient face aux menaces futures. Car avant cette crise, l’idée de globalisation entendait que chaque opérateur économique pouvait « tenter sa chance » sur les marchés internationaux, où qu’ils soient, à condition d’être suffisamment compétitif. Aujourd’hui, plus que jamais l’idée d’une mondialisation de proximité est de mise. Les perturbations dans les chaines logistiques vécues pendant cette crise, ainsi que la multiplication de chaînes de valeurs trop éparpillées sont un facteur de risque, et fragilisent le tissu économique. En cela le Maghreb constitue un espace économique de proximité et compact, pouvant être desservi indépendamment du trafic aérien ou du fret maritime grâce aux axes routiers et ferroviaires déjà disponibles, avec une quasi-autosuffisance énergétique pouvant garantir l’approvisionnement en carburant et électricité nécessaires au bon fonctionnement normal de ces axes. Un tel marché, avec ce niveau d’équipement logistique et cette résilience est et sera une véritable bouffée d’oxygène face aux secousses économiques mondiales pour les petites économies qui le composent. Il pourra assurer des débouchés nécessaires pour atténuer les effets dévastateurs de la crise qui commence, du fait du marasme que connaissent les marchés traditionnels du Maghreb, notamment l’UE. Un tel marché, avec un minimum d’organisation administrative, une suppression des barrières douanières et suppression des entraves à la libre circulation, peut aussi être une opportunité intéressante pour les économies française, italienne, espagnole et portugaise. Les négociations en rangs serrés face à l’UE et face aux bailleurs de fonds seront certainement plus à notre faveur, qu’en rang dispersés tel que c’est le cas aujourd’hui.
Enfin avec un tel espace, nos opérateurs économiques pourront être challengés, poussés à une meilleure compétitivité et à dépasser les chapes de non créativité au niveau de l’innovation et du progrès technique sans oublier celui de la convergence des gouvernances.
Car faut il encore une fois rappeler qu’avant cette crise, le Maghreb était resté non intégré économiquement, parmi les rarissimes régions dans le monde à l’être, peut être la seule hormis les régions en guerre. Et si aujourd’hui partout les économies et opérateurs économiques attendant avec impatience le retour à la normale et l’ouverture des frontières internationales, chez nous au Maghreb, les frontières sont fermées depuis plus de vingt-cinq ans, du seul fait des acteurs politiques, au grand dam des opérateurs économiques. Un blocage psychologique à surmonter pour transformer la crise en opportunité.
5° : L’opportunité de la nouvelle économie : énergie, transformation énergétique, agriculture
Le monde vit sa plus importante crise économique depuis 1929. Les perspectives du FMI tablent sur une récession de 3% en 2020, au meilleur des cas. Et face à cela, le monde est appelé à se réinventer.
La digitalisation des opérateurs économiques a fait un bond considérable. La représentante de la BERD au Maroc parle de « pari gagné par le Maroc ». Cette tendance s’observe dans tous les pays du Maghreb, et l’organisation de webinaire fleurit permettant de maintenir le contact des communautés d’affaires et de cadres contraints au confinement. Il est fort à parier que cette tendance s’inscrit sur la durée. Mais ce n’est pas cela le seul aspect de la nouvelle économie promise par tant d’experts et d’analystes internationaux. Le changement de cap au niveau de la politique environnementale en est un des aspects fondamentaux. En cela le potentiel en énergie renouvelable et efficacité énergétique est considérable. Le Maroc dispose d’une expertise importante à ce sujet. Son expérience lui aura permis de créer des agences spécialisées dédiées, et la part des énergies renouvelables en termes de capacité s’établit déjà à 40% en 2020. En mutualisant le financement et l’expertise, également conséquente en ce qui concerne l’efficacité énergétique en Tunisie, il est possible de garantir les atouts nécessaires à une transition énergétique dans la région beaucoup plus vite que ce qui n’est fait aujourd’hui.
Au niveau de l’agriculture, la nature du sol et le climat est identique au Maghreb. Ce sont là les deux principaux facteurs nécessaires à élaborer une politique agricole convergente. Le Maroc est certes leader international en production de transformation des phosphates, mais le potentiel en phosphates d’Algérie et de Tunisie est conséquent. Les phosphates, sont la matière première pour les engrais, nécessaires à une agriculture performante. Là aussi en agissant collectivement des effets de leviers considérables peuvent être enclenchés, avec une augmentation en gamme des surfaces agricoles utiles, à grand renfort d’une irrigation contrôlée. Les gains en productivité agricole et l’impact sur le rendement peuvent être bien supérieurs à ce qui est réalisé aujourd’hui par chaque pays.
Pour conclure, le Maghreb est en mouvement; à notre échelle, nous faisons converger différentes forces qui se rassemblent progressivement pour un avenir meilleur.
Pour reprendre l’expression de M.Ahmed Benabadji, Président de l’ONG Open village, cette crise est l’occasion de « Cesser de courrir en arrière et marcher vers l’avant ».
Par Hafed BOUTALEB, Vice-Président Initiatives pour la Communauté économique du Maghreb (ICEM)