Le colloque international des finances publiques[1] qui s’est tenu les 19 et 20 novembre était attendu avec un intérêt particulier cette année de la part des spécialistes et des observateurs. En effet, la quatorzième édition intervient dans ce contexte inédit où il est question de relancer l’économie après la terrible crise de 2020. Contexte intéressant aussi du point de vue de la mise en œuvre des orientations du nouveau modèle de développement (NMD).
Les habitués de cet événement scientifique annuel étaient certainement attentifs aux résonances à ces deux éléments de contexte qui n’allaient pas manquer de caractériser les allocutions des conférenciers. Monsieur Chakib Benmoussa, président de la commission spéciale du NMD, a participé à l’animation du colloque en qualité de Grand Témoin. Il a présenté les grandes lignes du modèle. Il a également été question du NMD dans la quasi-totalité des présentations, explicitement ou de manière implicite.
J’ai personnellement beaucoup prêté l’oreille chaque fois qu’il fut question de financement. Celui-ci, ayant été abordé dans le rapport général du NMD à travers des orientations majeures, qui soulèvent des questions centrales sans proposer des réponses détaillées. D’aucuns pourraient interpréter cela comme étant une insuffisance ou un manque de pugnacité. On peut tout aussi bien penser que le rapport, lorsqu’il s’abstient de répondre avec détails et précisions aux questions qu’il soulève, interpelle les politiques, les académiciens ainsi que les praticiens qui doivent appréhender ensemble la complexité des problèmes et des défis, et trouver les solutions appropriées.
Plus précisément, lorsque le rapport général préconise « le recours accru à l’endettement »[2] et « la rupture, du moins momentanée, avec les règles macroéconomiques contraignantes, tout en veillant à la soutenabilité financière à moyen-long terme nécessaire au maintien de la confiance des acteurs économiques », il laisse aux spécialistes de la matière financière le soin de finaliser les contours et les détails.
Les rédacteurs du rapport n’ignorent pas les enjeux liés à la dette. Ils savent qu’il est indécent de s’endetter sans avoir exploité préalablement le potentiel des ressources propres, fiscales[3] notamment. S’ils ne le disent pas explicitement, c’est parce qu’il incombe aux politiques et aux spécialistes de tracer les limites de la décence, imposées sur le terrain de l’action par les exigences du pragmatisme, malgré l’évidence des lignes dans le champ des idéaux !
La question que pose l’endettement est la suivante : la dette étant de l’impôt différé, est-ce décent de faire supporter aux contribuables du futur une charge financière qui aurait dû être supportée par les contribuables du présent ? La réponse relève de l’évidence sur le plan théorique. L’écrire dans un rapport n’a cependant pas de valeur pratique. Il s’agit pour les politiques d’assumer, ou pas, le cas de conscience qui découle de la question lorsqu’ils ont à opter pour l’une ou l’autre des sources de financement, la dette ou la fiscalité. C’est aux politiques qu’incombe la responsabilité des arbitrages en faveur de l’une ou de l’autre. C’est à eux qu’il revient d’assurer le financement des politiques publiques sans s’écarter indécemment des exigences de la justice.
Les idées développées par madame Faouzia Zaaboul, Directrice du Trésor et des Finances extérieures, lors de son intervention dans le cadre de la troisième table ronde[4] du colloque, ont certainement résonné avec force dans les esprits attentifs à la question du financement. Le droit étant l’instrument de la justice, la valeur (L’institution judiciaire étant elle au service du droit), madame Zaaboul a proposé d’améliorer « la règle d’or »[5] en réformant la loi organique des finances pour que, non seulement la dette ne serve qu’au financement des investissements, mais plus encore, pour que la dette ne puisse « financer que les dépenses qui ont un impact direct, mesuré, évalué sur la croissance potentielle ». La conférencière a précisé qu’elle entend par impact sur la croissance potentielle non pas l’évolution annuelle du PIB d’une année sur l’autre, mais le potentiel économique non exploité auquel le professeur Nabil Adel a consacré sa présentation[6] dans le cadre des travaux de la 2ème table ronde.
Madame Zaaboul a fait valoir les raison de son optimisme (qu’elle qualifie de contraint et non pas béat) quant aux marges de manœuvre dont dispose le Maroc malgré les effets de la crise et malgré le dépassement du ratio de 70 % du PIB considéré comme la limite supérieure du poids de la dette à ne pas franchir par les pays émergents. Il s’agit selon elle de la stabilité politique du pays, de la crédibilité des réformes et de la stratégie menée face à la crise, autant de considérations qui favorisent la confiance des marchés et des investisseurs. Ajoutons à cela la proportion de la dette extérieure dont l’importance modérée écarte les risques de change, ainsi que le coût du service de la dette qui demeure maîtrisé.
Cependant, madame Zaaboul préconise le renforcement de l’encadrement du recours à l’endettement. « Il y a urgence à redéfinir une nouvelle stratégie de financement du Trésor qui placerait au sein de son fondement l’impact de toute dépense financée par la dette sur la croissance. Et lorsque je dis sur la croissance, je pense à la croissance potentielle. Toute dépense qui ne finance pas la croissance potentielle ne devrait pas être financée par la dette ». Elle termine son allocution en déclarant que cette nouvelle stratégie doit être convaincante pour les investisseurs puis elle pose la question suivante avant de remercier l’auditoire : « Pourquoi ne pas faire en sorte que cette stratégie, une fois définie, soit validée par le Parlement et soit certifiée par la Cour des comptes ? ».
En proposant de rehausser la teneur de la « règle d’or », la Directrice du Trésor et des Finances Extérieures ramène la formule budgétaire quasiment à sa signification éthique et théologique historique : « traite les autres comme tu voudrais être traité »[7]. Nous ne léguerions des dettes aux générations futures que si nous leur léguons aussi un potentiel de croissance maximisé leur permettant de les rembourser. Nous aurions alors bonne conscience !
Par Mohammed Mesmoudi
Docteur en droit et chercheur en politiques publiques
[1] La quatorzième édition du colloque international des finances publiques, organisé annuellement par le Ministère de l’Economie et des Finances et l’association FONDAFIP, s’est tenu à la Trésorerie Générale du Royaume, à Rabat, les 19 et 20 novembre 2021.
[2] « Une politique budgétaire agile, qui s’inscrit dans la dynamique de moyen-long terme que requiert tout modèle de développement. Un recours accru à l’endettement à court terme est incontournable, et devrait être utilisé pour financer de manière ciblée les projets et chantiers porteurs de développement structurel et de croissance à moyen et long terme, notamment dans le capital humain et la transformation structurelle de l’économie. Cette approche rend nécessaire de rompre, du moins momentanément, avec les règles macroéconomiques contraignantes, tout en veillant à la soutenabilité financière à moyen-long terme nécessaire au maintien de la confiance des acteurs économiques. Le recours à l’endettement pourra s’appuyer sur les opportunités offertes sur le marché des capitaux, le recours aux opérations de gestion active de la dette ainsi que sur les opportunités de financements concessionnels et la panoplie de mécanismes de financement disponibles dans le cadre des partenariats internationaux » Rapport général sur le NMD, p. 155.
[3] Une politique fiscale plus efficace, à même de permettre la mobilisation de ressources supplémentaires, dont le potentiel est estimé entre 2 et 3% du PIB. Cela passera par l’amélioration de l’équité fiscale, l’élargissement de l’assiette fiscale, l’intégration du secteur informel, sans oublier l’optimisation des dépenses fiscales au sens large, notamment les niches d’exonération fiscales qui ne sont plus justifiées.
[4] L’intégralité de l’enregistrement de la deuxième journée du colloque se trouve sur le lien suivant : https://youtu.be/ERN3zNfe4Ak
L’intervention de madame Zaaboul commence à 7 h 50 de la vidéo.
[5] La « règle d’or » fait référence aux dispositions de l’article 20 de la LOF qui stipule que « … le produit des emprunts ne peut pas dépasser la somme des dépenses d’investissement et du remboursement du principal de la dette au titre de l‘année budgétaire… ».
[6] L’intervention de monsieur Nabil Adel commence à 4 h 24 sur la vidéo : https://youtu.be/ERN3zNfe4Ak
[7] La « règle d’or », avant de devenir une formule budgétaire, est historiquement une formule théologique avec des références religieuses. Il s’agit de la réciprocité de la volonté du bien à laquelle est tenu l’individu vis-à-vis de son prochain : « traite les autres comme tu voudrais être traité ». C’est ce même principe de réciprocité de la volonté du bien d’autrui qui fonde les conditions qui encadrent les prêts du FMI et des autres bailleurs de fonds. On peut lire par exemple sur les documents du FMI : « Les conditions de ces prêts permettent également de veiller à ce que le pays soit en mesure de rembourser le FMI afin de mettre les ressources à la disposition d’autres pays qui en ont besoin »