Parler de la fraude en milieu de travail demeure un sujet tabou, par crainte ou par honte d’être montré du doigt par ses partenaires ou ses concurrents. Or nous savons que la crainte paralyse et la honte présage la défaite ; le dirigeant préfère souvent taire la ‘‘chose’’, allant jusqu’à indemniser le fraudeur démasqué et ce, sans poursuite aucune, achetant son silence. Une décision souvent expliquée par certains dirigeants par la crainte de se voir reprocher son incapacité ‘‘volontaire’’ à verrouiller le dispositif de contrôle interne.
Ignorer ou feindre d’ignorer le risque de fraude interne c’est comme vivre sur une faille sismique sans en mesurer les conséquences néfastes et désastreuses. Beaucoup d’entreprises vivent inconsciemment la perspective d’un long suicide économique à cause de leur niaiserie et de leur inertie face à la fraude milieu de travail.
Un employé peut effectivement frauder sous pression profitant des failles du système (opportunité) qui s’offrent à lui. S’estimant en état de guerre contre une entreprise qui ne reconnait pas le mérite ou qui passe par des difficultés financières présageant d’un probable arrêt d’activité, …, l’employé va passer à l’acte considérant celui-ci comme méritoire (rationalisation) pour les années passées à servir l’entreprise. Henri Bergson (1932) écrivait à propos dans les deux sources de la morale et de la religion, nous invitant à considérer ce qui se passe en temps de guerre ‘‘Le meurtre et le pillage, comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites, ils sont méritoires’’[1].
La fraude interne doit être considérée comme une menace terrible pour les entreprises qui n’auront pas mis en œuvre des garde-fous ; elle n’affecte pas seulement l’entreprise, les personnes qui y travaillent et leur famille, les emplois directs et indirects et la poursuite même des activités de l’entreprise, selon le degré de prégnance de la fraude, peuvent être atteints.
Une fraude peut durer plus de 24 mois avant qu’elle ne soit détectée. Parfois, elle ne le sera jamais. Elle peut coûter en moyenne entre 5 et 7% du chiffre d’affaires de l’entreprise.
Devant ces chiffres, l’inconscience de certains dirigeants quant à la menace que représente cette gangrène relève à mon sens de l’autodestruction. Ces dirigeants doivent se réveiller de leur sommeil dogmatique consistant à penser que cela n’arrive qu’aux autres. Ils doivent dès lors, renforcer leur contrôle interne et mettre en œuvre des systèmes d’alerte qui les aideraient à rester en éveil permanent. Elever le niveau de conscience c’est en faire une préoccupation permanente, en tout temps, à tous les niveaux de l’organisation et en utilisant les moyens adéquats pour y faire face.
Aujourd’hui, la fraude a conquis ses lettres de noblesse. Il ne s’agit pas de menus larcins ou de grattage, mais de fraudes ingénieuses portant sur des actifs colossaux. L’aliénation à l’argent et au paraître dans une société où les marqueurs culturels sautent les uns après les autres poussent certains individus à frauder ; l’impératif aussi de normaliser l’anormal, la sur-réussite entraîne dans son sillage l’abandon progressif des valeurs au sein de la société et de nos entreprises. Il s’agit d’une aliénation ‘‘Juggernautienne »[2] où l’individu honore l’argent et le paraître, animé d’une force destructrice, allant jusqu’à prendre des risques et commettre l’irréparable.
Avant de terminer, je vous laisse méditer sur ce qu’écrivait le philosophe espagnol Fernando Savater[3] ‘‘ Il n’est pire ennemi qu’un ennemi intelligent, capable de concevoir des plans minutieux, de tendre des pièges ou de m’abuser de mille façons. Le mieux serait peut être de prendre les devants et d’être le premier à l’aborder, en l’attaquant…’’
Dirigeants, vous savez ce qui vous reste à faire. Ne vous exonérez pas de votre responsabilité dans la lutte anti-fraude et, sachez que le fraudeur est toujours recruté par sa victime !
Mohsin Berrada
Doctorate in Business Administration – Nice Sophia Antipolis
Auteur du livre « L’audit interne tout simplement – Outil de création de valeur et d’amélioration de la gouvernance des organisations » aux éditions Afrique Challenge
[1]Henri Bergson, ‘‘ Les deux sources de la morale et de la religion’’, éditions PUF, 11ème édition, 2013.
[2]La légende raconte que Juggernaut est une divinité indienne dont l’effigie était placée sur son char et conduite chaque année à son temple ; sur le chemin, certains fidèles se jetaient sous les roues pour l’honorer.
[3]Fernando Savater, ‘‘Ethique à l’usage de mon fils‘’, éditions seuil, 2007.