Le Bulletin Officiel N°7054 du 06 janvier 2022 a publié l’Arrêté N°3851-21 qui fixe, à chacun des 12 distributeurs d’électricité du Maroc, des enveloppes pour l’injection, dans le réseau électrique de moyenne tension (MT), d’énergie électrique produite à partir de sources d’énergies renouvelables.
La totalité des sources de départ de cet article sont officielles :
- nationales pour les données énergétiques[i], [ii], [iii], [iv], [v],
- internationales pour ce qui concerne les revenus[vi].
Les chiffres qui ne sont pas officiels sont des estimations faites par l’auteur, pour un futur ouvrage[vii], ou pas.
Contenu de l’arrêté N°3851-21
En plus du Ministère de la Transition Energétique et du Développement Durable, ledit Arrêté N°3851-21 a nécessité la signature conjointe du Ministère de l’Intérieur en tant que tutelle des Collectivités Locales, elles-mêmes délégantes des services de collecte et gestion des déchets solides et liquides ainsi que des services de distribution d’eau et d’électricité. Ledit Arrêté fixe les quantités d’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables qui peuvent être injectées dans le réseau de moyenne tension par l’ONEE mais aussi par les 11 autres distributeurs (4 entreprises privées et 7 Régies Communales). L’évolution de ces enveloppes est montrée dans la Figure 1 : elles commencent à 490 GWh/an en 2022 et atteindraient 1’331 GWh/an en 2030.
Figure 1 Evolution des enveloppes d’injection d’électricité dans le réseau MT
IMPACTS TECHNIQUES DE L’ARRETÉ N°3851-21
Si la totalité de ces enveloppes d’énergie devaient être satisfaites par du solaire photovoltaïque (PV)[viii], les données représentées sur la Figure 1 permettent d’estimer les puissances PV nécessaires en tenant compte des spécificités régionales[ix] moyennes de la zone géographique de chacun des 12 distributeurs. Les puissances solaires PV à cumuler s’étalent entre 286 MWc en 2022 et 747 MWc en 2030 et sont représentées sur la Figure 2.
Figure 2 Evolution des puissances PV assurant l’enveloppe d’injection d’électricité dans le réseau MT
Dans le cadre de la rédaction d’un futur ouvrage7, nous avons estimé que :
- les livraisons de l’ONEE (carrés ■ bleus de la Figure 3) devraient finir à 40’998 GWh en 2030,
- la puissance maximale annuelle (cercles ● bleus de la Figure 3) devrait finir à 7’888 MW en 2030,
et donc, que même si environ 634 MW de puissance appelée pourraient être évitées en mi-journée (8.0% de la maximale montrés par les cercles ● rouges de la Figure 3), la production du PV n’économiserait que 3.2% de l’énergie livrée par l’ONEE en 2030 (carrés ● rouges de la Figure 3), à cause du faible facteur de charge.
Figure 3 Evolution de l’énergie et la puissance électrique et l’impact des enveloppes prévues
Un objectif de 3.2% de l’énergie électrique livrée par l’ONEE en 2030 paraît certes modeste au terme de 10 ans mais il faut bien se rendre compte d’une part, que cela représente tout de même 88% des 1’518 GWh produits en 2020 par tout le Complexe solaire de Ouarzazate et que, d’autre part, ce sont ces « petits pas » qui apportent les briques nécessaires à l’édifice de l’indépendance énergétique et de la décarbonation de l’énergie marocaine. Il est donc tout à fait légitime de se féliciter de cet Arrêté, comme l’a dit la Ministre Leïla BENALI durant son allocution devant le parlement.
Se féliciter, oui mais sans s’arrêter là car certaines choses ne peuvent être passées sous silence.
L’arrêté N°3851-21 ne serait-il pas déjà invalide ?
- L’Article 8 du Décret n° 2-15-772, relatif à l’accès au réseau électrique national de moyenne tension, publié au Bulletin Officiel N°6414 du 19 Novembre 2015[x], stipule que « dans les douze (12) mois suivant la date de publication… chaque gestionnaire de réseau électrique de distribution, en concertation avec le gestionnaire du réseau national de transport, propose au ministère chargé de l’énergie une trajectoire composée d’enveloppes annuelles dans le réseau électrique de moyenne tension de sa zone de distribution pour une périodicité de dix (10) ans qui représentent le volume d’intégration de l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables« . Donc, la publication de l’Arrêté N°3851-21, et même sa signature le 30 Novembre 2021, ont eu lieu plus de 5 ans après le 18 Novembre 2016.
- L’Article 8 du même Décret n° 2-15-77210, relatif à l’accès au réseau électrique national de moyenne tension, stipule que « Le cumul de ces enveloppes, pendant la période précitée, ne peut, en aucun cas, être inférieur à un seuil de 5% ni supérieur à 10% de l’énergie fournie aux clients raccordés en moyenne tension exprimée en GWh dont la puissance appelée est supérieure ou égale à 2 MW. Ladite puissance est révisée annuellement, d’une manière progressive, à la baisse pour s’annuler au bout de 5 ans à compter de la date d’entrée en vigueur du présent décret. » Donc, les puissances sous-jacentes à l’Arrêté N°3851-21 étaient déjà nulles à sa date de signature (30 Novembre 2021).
En résumé, à l’instar du lapin de la Fable de la Fontaine, nous sommes partis un peu tard… mais trop tard !
Même avec des connaissances juridiques limitées au minimum exigé par l’adage « nul n’est sensé ignorer la Loi« , j’ose espérer qu’en dehors de l’énergie, les textes juridiques de ce pays sont faits avec une meilleure connaissance des textes antérieurs :
- une Circulaire compatible avec les Circulaires précédentes et conforme aux Arrêtés antérieurs,
- un Arrêté compatible avec les Arrêtés précédents et conforme aux Décrets antérieurs,
- un Décret compatible avec les Décrets précédents et conforme aux Lois antérieures,
- une Loi compatible avec les Lois précédentes et conforme à la Constitution.
S’il est invalide, alors pourquoi aujourd’hui, cet arrêté ?
On est forcé d’imaginer qu’une « contrainte de temps » a empêché de faire les choses comme il faut. Donc, quitte à être accusé de diétrologie[xi], il semble légitime de réfléchir aux causes qui auraient pu créer cette « contrainte de temps » ces derniers temps et de lister des « pistes » pour nourrir cette réflexion :
- Le Ministère: Pour réaliser les objectifs de la nouvelle « Stratégie Bas Carbone à Long Terme (Maroc 2050)« [xii], la pression que pourrait exercer une Ministre rompue à la problématique énergétique n’est sans doute pas négligeable mais ne sera pas commentée ici pour ne pas être confondue avec un quelconque alignement politique avec le nouveau gouvernement.
- MASEN: Créant la société Moroccan Agency for Sustainable Energy[xiii] (MASEN), la Loi 37-16 porte essentiellement sur « l’élargissement des missions de MASEN pour englober la réalisation des centrales de production d’électricité à partir de toutes les ressources énergétiques renouvelables actuelles et futures, à l’exception des stations de transfert d’énergie par pompage, des installations de production d’électricité destinées à la pointe et à la stabilité du système électrique national et des installations de production d’électricité de sources d’énergies renouvelables régies par les dispositions de la loi n° 13-09 relative aux énergies renouvelables« . Or, si les dernières centrales électriques solaires photovoltaïques de l’ONEE et celles en cours de montage devaient passer sous la houlette de MASEN, l’ONEE serait tenue de racheter l’électricité qui y sera produite à 0.85 Dh/kWh. Donc, pour l’ONEE, mais aussi pour AMENDIS[xiv], se précipiter pour se « mêler aux autres distributeurs d’électricité » est aussi une façon de placer leurs propres centrales PV en cours de montage ou de mise en service à l’abri d’éventuels appétits de MASEN qui pourrait, éventuellement, interpréter la Loi 37-16 à sa faveur.
- Attrait des coûts réduits: La production des centrales solaires photovoltaïques connectées au réseau électrique est certes très dépendante de l’ensoleillement mais son coût est très bas. Inférieur à 0.40 Dh/kWh, il ne peut qu’aiguiser les appétits des distributeurs d’électricité qui doivent la payer à 0.88 Dh/kWh aux heures où le soleil brille.
MAIS, L’ÉLECTRICITÉ SOLAIRE N’ÉTAIT-ELLE PAS « TOXIQUE » POUR LE RÉSEAU ?
L’intermittence d’injection d’électricité solaire sur le réseau est amoindrie par la dispersion et la quantité des installations. En effet, les nuages ne passant pas partout au même moment, les fluctuations d’électricité injectée dans le réseau par du solaire PV sont bien moindres avec des milliers de petites installations géographiquement dispersées qu’avec un nombre limité de grandes centrales telles que celles que les distributeurs installeraient pour leur propre compte dans le cadre de cet Arrêté N°3851-21.
Or, il se trouve que ces mêmes distributeurs, retardant l’inéluctable depuis longtemps[xv], ont toujours prétendu que notre réseau électrique serait mis en danger par l’intermittence du solaire en se basant sur une prétendue incapacité du réseau à supporter des installations décentralisées, même si leur injection était limitée à la puissance souscrite à la consommation ! Maintenant que les distributeurs demandent eux-mêmes à produire de l’électricité solaire, le « masque de l’intermittence » est tombé, laissant coi ceux qui avalisaient de tels arguments. Mais où est donc passée cette crainte de l’intermittence ? – Dans un monde où le business règne en maître, il était inéluctable15 qu’elle soit diluée par l’attrait de bénéficier, très légitimement, d’électricité solaire entre 0.30 et 0.40 Dh/kWh ?
Puisque « charité bien ordonnée commence par soi-même« , maintenant que nos fournisseurs d’électricité se sont servis, ils peuvent maintenant cesser leur lobbying multiforme pour laisser la Ministre de la Transition Énergétique et le Parlement écouter les voix indépendantes et arbitrer sereinement entre les intérêts des abonnés et ceux des distributeurs, qui n’ont pas cherché d’autre stratégie de défense de leurs intérêts qu’au détriment des premiers. Si la sauvegarde de la santé financière des distributeurs est essentielle, elle ne peut se faire au détriment des abonnés (particuliers ou entreprises[xvi]), de l’indépendance énergétique du Maroc et enfin, de la décarbonation de l’énergie marocaine pour la lutte contre le réchauffement climatique !
Par Amin BENNOUNA (sindibad@uca.ac.ma)
Références [i] Royaume du Maroc, Ministère de l'Energie, des Mines et de l'Environnement, Portail des statistiques de l'Observatoire Marocain de l'Energie (OME), https://www.observatoirenergie.ma/data/ [ii] Royaume du Maroc, Ministère de l'Economie, des Finances, et de la Réforme de l'Administration, Direction des Etudes et des Prévisions Financières (DEPF), Notes de Conjoncture, http://depf.finances.gov.ma/etudes-et-publications/note-de-conjoncture/ [iii] Royaume du Maroc, Ministère de l'Economie, des Finances, et de la Réforme de l'Administration, Direction du Trésor et des Finances Extérieures (DTFE), Notes de Conjoncture, https://www.finances.gov.ma/fr/Nos-metiers/Pages/notes-conjoncture.aspx [iv] Royaume du Maroc, Bank Almaghrib, Revue de la Conjoncture Economique, http://www.bkam.ma/Publications-statistiques-et-recherche/Documents-d-analyse-et-de-reference/Revue-de-la-conjoncture-economique [v] Haut Commissariat au Plan, Annuaire Statistique du Maroc, Version électronique après 2013 https://www.hcp.ma/downloads/Annuaire-statistique-du-Maroc-version-PDF_t11888.html, Versions papier ou scannée avant 2013 https://cnd.hcp.ma/ [vi] Banque Mondiale, https://donnees.banquemondiale.org/pays/maroc?view=chart [vii] Amin Bennouna, "Monographie de l’énergie au Maroc, Edition 2022", à paraître [viii] Même si l’Arrêté N°3851-21 est ouvert à toutes les énergies renouvelables, gageons que la production par solaire PV, favorisé par une ressource mieux répartie, prédominera par rapport à l’éolien. [ix] N. Aarich, N. Erraissi, M. Akhsassi, A. Bennouna, A. Asselman, A. Barhdadi, L. Boukhattem, A. Cherkaoui, Y. Darmane, A. Doudou, A. El. Fanaoui, H. El. Omari, M. Fahoume, M. Hadrami, D. Moussaid, B. Hartiti, A. Ihlal, M. Khaidar, A. Lfakir, K. Loudiyi, M. Mabrouki, M. Raoufi, A. Ridah, R. Saadani, I. Zorkani, M. Aboufirass, "Photovoltaic DC yield maps for all Morocco validated with ground measurements", Energy for Sustainable Development (ISSN: 2352-4669), 12 (2018) Pages 158-169, https://DOI.ORG/10.1016/j.esd.2018.10.003 [x] Bulletin Officiel N°6414 du 7 Safar 1437 (19-11-2015) Page 4321, Disponible sur le site du Ministère de l’Energie, https://www.mem.gov.ma/Lists/Lst_Textes_Reglementaires/Attachments/3/2015%20Decret%20de%20la%20MT%20Pages%20de%20BO_6414_Fr.pdf [xi] Tendance à rechercher pour le moindre fait ou événement des causes différentes de celles déclarées ou apparentes. [xii] Ministère de la Transition Energétique et du Développement Durable, Département du Développement Durable, "Stratégie Bas Carbone à Long Terme (Maroc 2050)", Octobre 2021, UNFCCC Sites and platforms, https://unfccc.int/sites/default/files/resource/MAR_LTS_Dec2021.pdf [xiii] Bulletin Officiel N°6506 du 4 Moharrem 1438 (06-10-2016) Page 1522, Disponible sur le site du Ministère de l’Energie, https://www.mem.gov.ma/Lists/Lst_Textes_Reglementaires/Attachments/52/Loi%2037-16%20relative%20%C3%A0%20MASEN%20VFr.pdf [xv] Amin Bennouna, 08 Septembre 2016, https://DOI.ORG/10.13140/RG.2.2.29373.10722