Nombre de nos citoyens ont écouté avec stupéfaction la dernière prestation du chef de l’Exécutif à la Chambre des Représentants, où il s’est senti autorisé à délivrer aux deux secrétaires généraux de partis politiques qui ont accepté d’intégrer son gouvernement un label d’Homme d’État. Cette déclaration nécessite une mise au point car la confusion du sens des mots installe la tromperie des esprits et le désordre des valeurs. Il ne suffit pas d’être au service de l’État pour être un Homme d’État.
Le concept d’Homme d’État appelle trois questions fondamentales : qu’est-ce qu’un Homme d’État, qui est légitime pour délivrer ce titre honorifique et quels sont les critères pour être éligible à ce statut ?
Une question de sémantique lexicale
La réponse à la première question conduit à distinguer trois catégories d’Hommes d’État. Classés par ordre hiérarchique croissant, il y a d’abord les hommes politiques qui sont le plus souvent de grands manœuvriers et de fins tacticiens, s’intéressant davantage à leur destin personnel et cherchant à se faire élire, réélire ou nommer à des postes de pouvoir. Ensuite, les Hommes d’État qui s’intéressent aussi à leur destin personnel mais le mettent au service de l’intérêt général et de la Nation.
Ce sont de grandes figures comme Mitterrand, Chirac et Delors en France, Schröder et Merkel en Allemagne, Obama aux États-Unis, Václav Havel en République Tchèque, Indira Gandhi en Inde, Sédar Senghor au Sénégal, Aung San Suu Kyi en Birmanie… Enfin, les Hommes providentiels dont le statut dépasse celui des Hommes d’État et qui vouent leur vie à leur pays en cherchant à le sauver de différents périls sans se préoccuper de leur propre sort. Dans cette classe hors catégorie, l’histoire du 20ème siècle retiendra notamment le nom de De Gaulle, Churchill, Roosevelt, Mandela, Mahatma Gandhi, Kennedy, Luther King et … le défunt Roi Mohammed V.
Une légitimité morale
À la deuxième question précitée, deux réponses sont possibles : une autorité supérieure ou le témoignage de l’histoire. Dans le système politique marocain, seul le Chef de l’État peut user de ce qualificatif et l’attribuer du vivant de tel ou tel acteur politique, économique, scientifique ou intellectuel en raison de ses bons et loyaux services à la Nation. Quiconque s’auto-attribuerait cette autorité morale de délivrance du label « Homme d’État » outrepasserait ses pouvoirs constitutionnels.
Le chef de l’Exécutif peut parler tout au plus « d’hommes politiques » ou « d’hommes de gouvernement » en fondant son jugement non pas sur la légitimité de son parcours personnel mais sur celle de son statut institutionnel qui est, par définition, temporaire. Or la notion d’Homme d’État relève d’une certaine intemporalité. Un homme (ou une femme) est un Homme d’État pour toujours et au-delà même de la temporalité de sa propre vie.
Comment, dès lors, un homme mortel pourrait-il reconnaître un immortel ? Comment un homme d’un moment pourrait-il inscrire dans le marbre de l’histoire de la Nation le nom d’un homme de la postérité ? C’est à ce niveau là qu’intervient le jugement de l’histoire, discipline qui s’affranchit des légitimités institutionnelles pour reconnaitre les Hommes d’État par la force de leurs actes et la puissance de leurs valeurs. Elle les inscrit de façon irréversible et indélébile dans la mémoire collective du peuple marocain. Ces Hommes d’État portent le nom de Allal El Fassi, Belhassan El Ouazzani, Benbarka, Bouabid, Abdellah Ibrahim, Boucetta et El Youssoufi. Et ces hommes-là, ils se sont faits Hommes d’État par eux-mêmes en se déterminant par rapport aux grands défis auxquels la Nation était confrontée à différents moments de son histoire.
À la question des critères d’éligibilité, l’histoire des grands Hommes d’État de l’Humanité révèle quelques constances. Certes, la définition de l’Homme d’État est plus que subjective, mais les parcours individuels font souvent émerger les mêmes qualités intrinsèques.
Un symbole de représentation
Lorsque l’Homme d’État est un chef d’Exécutif ou un ministre, il représente l’ensemble des citoyens et la société civile plus globalement, mais aussi les fonctionnaires des administrations publiques. Par effet de réciprocité, il représente aussi les institutions de l’État auprès des citoyens et de la société. L’Homme d’État incarne donc une représentation de la Nation avec toutes les molécules de son ADN, autrement dit un patrimoine commun composé d’un territoire, d’une langue, d’une culture, d’un système politique, d’une histoire et d’un avenir. Même s’il appartient à un parti politique, à un clan ou un territoire, un Homme d’État doit être un homme libre, totalement détaché des alliances catégorielles, libéré de toute chaîne de conformisme ou de sectarisme et pleinement habité par le souci de l’incarnation de la Nation.
Un serviteur de la Nation
Le service de la Nation constitue la raison d’être de l’Homme d’État. Celui-ci doit faire passer le bien commun avant ses intérêts personnels. Il peut même être amené à « creuser sa propre tombe » en prenant une décision périlleuse ou impopulaire dont il sait pertinemment qu’elle le conduira à sa perte, mais il estimera en conscience qu’elle est nécessaire car elle sert l’intérêt général du pays. Ainsi fut-il le cas de Charles de Gaulle lorsqu’il décida d’appeler les Français à participer à un référendum, qu’il savait perdu d’avance, sur la réforme du Sénat, ce qui le conduisit à la démission.
Ou de Abdellah Ibrahim qui fut congédié en mai 1960 de la présidence du Conseil alors qu’il faisait preuve d’une implacable exigence morale dans la conduite des affaires de l’État et qu’il menait des réformes audacieuses avec des succès patents (grands chantiers économiques et sociaux, opération-labour préparant la réforme agraire, création de la CNSS, La Samir et la Banque du Maroc, fermeture des bases américaines, négociations avec l’Espagne sur Sakiat al-Hamra et Oued Eddahab…).
Ou encore de M’hamed Boucetta qui refusa en 1993 de diriger un gouvernement d’alternance car il n’obtint pas l’éviction du ministre de l’Intérieur de l’époque, Driss Basri. Par ailleurs, la temporalité doit être prise en compte dans la définition du bien commun. L’Homme d’État doit être doté d’une capacité à se projeter dans le moyen et long terme et à se libérer des considérations immédiates. Le souci du temps long a été souligné par le théologien américain du 19ème siècle, James Freeman Clarke. Il considérait que la différence entre le simple homme politique et l’Homme d’État est que le premier cherche à gagner les prochaines élections alors que le second songe à l’intérêt des prochaines générations.
Une personnalité d’exception
Un Homme d’État est un homme d’exception. Il fait preuve d’un haut niveau de discipline, autant dans sa vie publique que privée. Il est un exemple de patriotisme et sert les citoyens et l’État à tout instant. Un Homme d’État à temps partiel relève, donc, de l’oxymore. Il est généralement un homme de culture, les yeux rivés à la fois sur l’histoire et l’avenir de son pays. Il doit être en capacité de dire un certain nombre de choses fortes. C’est aussi une personnalité de courage qui prend des risques pour servir une idée majeure.
Il a du caractère et fait preuve d’autorité. Il sait dire non et parvient à imposer ses décisions. Pour l’Homme d’État, l’éthique de conviction prime sur l’éthique de responsabilité, au sens « wébérien ». L’Homme d’État doit avoir un rapport exigeant à la vérité et s’il ne peut pas dire toute la vérité aux citoyens, il ne doit jamais proférer des mensonges. Il ne rate pas son rendez-vous avec l’histoire et il sait saisir les moments essentiels. Enfin, l’Homme d’État est habité par une idée à la fois simple et puissante et il la sert obstinément.
Pour Lénine c’était la révolution, Roosevelt le New Deal et l’entrée des USA dans la Seconde guerre mondiale, Churchill la destruction du nazisme, De Gaulle le rayonnement de la France, le Roi Hassan II l’intégrité territoriale du Royaume, Mandela la résistance non violente contre l’apartheid, Mitterrand et Kohl la réconciliation franco-allemande, Gorbatchev la glasnost (transparence) et la perestroïka (restructurations), Delors la construction européenne, etc.
Les Hommes d’État rencontrent l’histoire de leur pays ou celle de l’Humanité et seule l’histoire peut se prononcer sur la trace qu’ils laissent. Le jugement sur un Homme d’État doit être fait à postériori, après sa mort. Un Homme d’État est donc un homme mort. Mais si d’aventure certains esprits empressés voulaient distribuer indûment ce titre honorifique sans en mesurer le sens profond, ils s’exposeraient à la raillerie générale. Mais fort heureusement, le ridicule ne tue pas !
Par Mohammed Benmoussa
Économiste, acteur politique et Vice-Président du Mouvement Damir