L’impôt est un sujet qui suscite de vives réactions à chaque fois qu’il est évoqué. Pour les uns c’est un épouvantail, pour les autres un outil de développement socio-économique. Quel rôle majeur de l’impôt dans nos sociétés, et comment est-il appelé à se réinventer pour accompagner leurs évolutions… Les détails avec Michel Bouvier, professeur des universités, président de la FONDAFIP et auteur de l’ouvrage « L’impôt sans le citoyen ? ».
fEcoActu.ma : Dans un pays comme le Maroc, en phase de revoir son modèle de développement, quel rôle joue l’impôt dans la concrétisation des objectifs de croissance et d’inclusion de la société ?
Michel Bouvier : L’impôt joue un rôle majeur à différents titres et son rôle est stratégique. C’est d’abord son acceptation qui est essentielle. En effet, du consentement à l’impôt vont découler des conséquences sociales et économiques importantes. La fiscalité doit tout à la fois être considérée comme juste aux yeux des contribuables et en mesure de financer les investissements publics nécessaires pour offrir aux populations des services de qualité. Mais ce n’est pas tout, il s’agit également d’inciter les investisseurs marocains ou étrangers à investir dans le pays ce qui suppose certes une imposition qui ne soit pas décourageante mais également là encore des services publics facilitant leur développement (notamment des investissements d’avenir tels que : des moyens de communication diversifiés assurant une rapidité et une facilité des échanges, également des institutions de formation d’excellence permettant la présence d’une main d’œuvre nationale opérationnelle, des services de santé efficaces).
Par ailleurs, si le vote est l’outil de pacification d’une société et d’expression du citoyen vis-à-vis de la politique de manière générale, le caractère obligatoire de l’impôt face à des politiques économiques auxquelles on n’adhère pas forcément (ou une insatisfaction des services rendus en contrepartie), peut-il alimenter cette frustration du citoyen ? Et par conséquent renforcer l’incivisme fiscal ?
En effet, si l’impôt n’est pas ressenti comme légitime il n’est pas accepté. Or, l’impôt comporte trois sortes de légitimités qui concourent à son acceptation. Une légitimité juridique et politique qui consiste dans le fait que, par la Constitution, ce sont les représentants élus des citoyens, les parlementaires, qui décident de la création, de la suppression d’un impôt ou des modifications des règles d’imposition. Une légitimité sociologique, qui garantit un consentement général à l’impôt fondé par exemple sur un sentiment de justice que peuvent éprouver les citoyens vis-à-vis de tel ou tel ou bien de la reconnaissance de l’utilité du prélèvement obligatoire pour des raisons économiques ou sociales. Une légitimité financière qui consiste dans la capacité du produit de l’impôt à financer les dépenses publiques.
Dans la présentation de votre ouvrage, on évoque un « malaise diffus ». À quoi peut-on imputer cette défiance vis-à-vis de l’impôt ?
Cette défiance est liée au fait que le citoyen se considère de moins en moins comme contribuant, par le paiement de l’impôt, à la réalisation du bien commun, de l’intérêt général, mais comme un client de l’Etat ou bien encore d’une collectivité locale. Dès lors, si le résultat n’est pas probant, si le service n’est pas au rendez-vous, le rejet de l’impôt est immédiat (fraude, évasion, révoltes etc…).
Pour autant, dans quelle mesure ne pas s’acquitter de ses impôts c’est en quelque sorte faillir, en tant que citoyen, à ses obligations et porter atteinte au contrat social d’un pays ?
Bien sûr, l’impôt est une marque essentielle de la citoyenneté, de l’appartenance à une communauté nationale ou locale. Il est aujourd’hui largement battu en brèche par le développement d’une forme excessive d’individualisme.
Ceci dit, la forme archaïque de l’impôt n’est-elle pas un facteur de son déclin avec toutes les conséquences pour les caisses de l’Etat ?
Oui. Nos impôts, au Maroc comme en France, ne sont pas adaptés à la société d’aujourd’hui. Ils ont été créés pour certains à la fin du 18ème siècle ; la plupart des impôts locaux ont pour origine des impôts d’Etat institués à la Révolution française transférés par la suite aux collectivités locales. Les impôts d’Etat (Impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, TVA…) datent tous de la fin du 19ème siècle ou de la première moitié du 20ème. Nous sommes aujourd’hui dans un monde qui a radicalement changé sous les effets combinés de la mondialisation et de l’intelligence artificielle et nos systèmes fiscaux se révèlent de plus en plus déphasés par rapport à leur environnement.
Malgré la tenue des assises de la fiscalité, on sent une lenteur dans la mise en place des grandes réformes annoncées. A votre avis, où réside la difficulté dans la mise en application de toute mesure en lien avec l’impôt ?
Il y a un vieux dicton selon lequel « un bon impôt est un vieil impôt » ce qui je viens d’y faire allusion n’est pas forcément vrai. Toutefois, ce qui est vrai c’est que les résistances aux changements sont particulièrement difficiles en matière fiscale. Avec l’impôt on a affaire à l’argent des citoyens ou des entreprises et dès que l’on évoque la création d’un nouvel impôt ou la modification d’un ancien le risque de bouleverser les équilibres existants provoque immédiatement des réactions de rejet. Excepté au cours de périodes troublées ou révolutionnaires, c’est très lentement et par morceaux que se réforme la fiscalité. Le « grand soir fiscal » relève sinon de l’utopie pour le moins de l’exception. Néanmoins, on peut considérer que les sociétés actuelles, comme je viens de le souligner, sont profondément différentes de celles du siècle précédent et nécessitent une réinvention de l’impôt. Mais il s’agit avant tout de lui conférer un sens commun aux composantes sociales et économiques d’un pays. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut aborder la question de la matière imposable et de la façon de l’imposer.
Pour conclure, avec le phénomène des GAFA, l’impôt n’est-il pas appelé à se mettre au niveau de l’ère numérique ?
C’est en effet une certitude. Pour cela il convient de reconsidérer la question de l’établissement stable, une notion toujours en vigueur née dans les années 1920 qui permettait de taxer les résultats de l’entreprise là où elle avait ses activités. Le problème c’est qu’aujourd’hui ce concept est devenu inefficace compte tenu de la volatilité et de la déterritorialisation ou plutôt de l’a-territorialisation des entreprises du numérique. C’est pourquoi c’est non seulement les impôts existants qu’il convient de réformer mais aussi les procédures d’imposition.
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