Le projet de cet ouvrage est bien antérieur à l’avènement de la crise du Covid-19. Mais lorsque celle-ci a fait irruption dans notre vie au cours du premier trimestre 2020, elle s’est imposée comme une évidence dès le premier chapitre, moins cependant en raison du choc qu’elle a provoqué dans l’économie et la société, qu’à travers les leçons qu’elle nous a données.
D’autant plus que les enseignements retenus de la crise Covid-19 sont apparus en parfaite résonance avec ceux que toute analyse honnête et lucide de l’économie marocaine ne cessait de nous apprendre, depuis bien longtemps… La pandémie s’est donc révélée être un moment de vérité, qui acculait tout un chacun à un véritable examen de conscience, et en tout cas nous invitait à prolonger la réflexion pour la situer au niveau de l’expérience de l’économie marocaine dans son ensemble, et de l’économie politique du pays depuis cinq ou six décennies.
Le premier chapitre a donc été consacré à la pandémie et ses vérités, les chapitres 2 et 3 ont clarifié les choix et présenté -en les discutant- les politiques conduites tout au long des six dernières décennies, alors que les chapitres 4 et 5 se sont attachés à en dresser le bilan et en apprécier les résultats.
La conclusion générale ne s’est pas contentée d’une synthèse, mais a tenté d’articuler l’économique au politique, pour explorer ainsi les voies permettant de mieux comprendre les causes fondamentales du mal-développement marocain.
Soudain, survint une pandémie révélatrice
Assez logiquement, le premier chapitre a été consacré à la crise du Covid-19, au Maroc, avec ses « vérités », son impact, et plus encore ses leçons. Sa première singularité a été d’être à la fois une crise de l’offre et une crise de la demande : Un effondrement de la production et de l’emploi d’une part, et une baisse du pouvoir d’achat aussi brutale qu’inégale, accompagnée d’une chute conséquente de la consommation et de l’investissement d’autre part.
La première vérité mise à nu par la crise est donc là : l’ampleur de la vulnérabilité d’une grande partie de la population, et des citoyens très inégalement soumis à ses effets. S’agissant d’une pandémie, l’autre réalité dont chacun a rapidement dû prendre acte a été celle de la santé publique et, partant, des services publics.
Enfin, lorsque les frontières s’étaient fermées, chacun avait bien dû brusquement prendre la mesure de la dépendance dans laquelle le pays s’était installé, et le risque que cela représentait pour sa souveraineté. Cette épreuve collective avait ainsi révélé un double besoin, de services publics et de sécurité, sociale et nationale.
Un large consensus semblait donc s’installer, autour de deux enseignements à tirer de cette expérience. Le premier a trait à la nécessité de réhabiliter le service public, et de le doter de moyens conséquents pour lui permettre de répondre aux besoins légitimes de la population. Le second concerne les rapports avec l’extérieur, et s’est matérialisé autour du concept de souveraineté nationale, déclinée en sécurité sanitaire, alimentaire, énergétique…, et concrètement déployée en mesures de « préférence nationale », et d’appels à « consommer marocain », voire de velléités de révision des accords de libre-échange.
Hélas, ces « hirondelles » n’ont pas fait le printemps ! Rapidement, il a fallu déchanter, lorsque les gouvernants ont fermement rappelé leur attachement immuable aux orientations séculaires de l’État. La boucle est ainsi presque bouclée car ce sont ces orientations « de toujours » qui, de toute façon, devaient constituer l’entrée en matière de l’analyse critique de l’expérience de l’économie marocaine du dernier demi-siècle. Les leçons de la crise Covid-19 étant retenues, il a donc fallu très naturellement passer dans le chapitre suivant à l’essence de ce que l’on appellera plus tard « modèle de développement » au Maroc, en commençant par ses choix fondateurs et ses orientations majeures.
Des choix permanents, et quelques inflexions
L’examen attentif de l’histoire économique postindépendance nous montre que, au cours des années soixante et soixante-dix du XXème siècle, la « monarchie exécutive » de Hassan II, en étroite « collaboration » avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avait fait des choix forts qui restent à ce jour, à l’ordre du jour. Ces choix sont au nombre de deux : le premier opte pour l’économie de marché avec le secteur privé pour porte-étendard, et le second pour la croissance « tirée par les exportations, et l’intégration à l’économie mondiale.
Relevant de la profession de foi, ce double choix est aussi un double pari : Le premier portait sur la capacité du secteur privé à être le véritable moteur du développement, par son aptitude à produire, investir, créer de l’emploi, alors que le second comptait sur les vertus d’une bonne insertion dans les chaînes de valeurs internationales, et sur leur capacité à tirer les taux de croissance vers le haut. En tout cas, cette vision était soutenue par ladite « théorie du ruissellement » dont la prétention ne sera pas moins que de nous expliquer que l’enrichissement des riches finira bien par « ruisseler » et bénéficier aussi aux pauvres…
Au service de ses choix stratégiques, et tout au long des cinq décennies précédentes, l’État a mobilisé des ressources considérables, et déployé des politiques publiques multiples et variées. Au fil du temps et des circonstances, ces politiques ont naturellement évolué, même si elles ont continué de poursuivre les mêmes objectifs. On peut en rappeler les têtes de chapitres : marocanisation, puis privatisations et « partenariats public-privé », investissements publics dans les infrastructures, codes d’investissements puis charte d’investissement, politique d’ajustement structurel, avec désengagement de l’État et libéralisation des prix et des marchés, politiques sectorielles, politiques fiscales, budgétaires et monétaires, accords de libre-échange… Toutes ces politiques peuvent être analysées à la lumière du double choix stratégique effectué : les unes agissent pour la libéralisation des marchés et le renforcement du secteur privé, les autres pour une extraversion toujours plus grande de l’économie du pays, la plupart pour les deux à la fois.
Le règne de Mohammed VI ne marque pas une rupture mais une inflexion dans le cours d’orientations cinquantenaires, en ce sens que les options de base étant maintenues, de nouvelles initiatives seront prises pour accélérer ou accentuer une dynamique engagée, décomposer un cadre stratégique existant, ou encore introduire une nouvelle gouvernance plus en phase avec l’air du temps. Pour apprécier les politiques caractéristiques des deux dernières décennies, il a fallu identifier les principaux axes d’action stratégiques qui structurent aujourd’hui encore l’économie marocaine : les plans sectoriels ; les « grands chantiers » d’infrastructures ; les accords internationaux de libéralisation des échanges, et l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (cette dernière étant en passe d’être relayée par « l’État social »…). On a ainsi pu, au chapitre 3, procéder à une analyse, attentive mais critique, de ces « chantiers structurants » en essayant à chaque fois de mettre en valeur à la fois la constance globale des choix qui les sous-tendent, leur ancrage dans l’économie politique, le déficit démocratique qui caractérise leur gouvernance, et partant, leurs carences et leurs défaillances.
Après la revue des politiques, il restait à s’appliquer à en évaluer les résultats d’ensemble, sur la longue période. L’évaluation de l’état et la dynamique de l’économie marocaine a pu être réalisée en adoptant une méthodologie « par les objectifs », celle qui s’en tient à la confrontation froide des faits, et met face à face des objectifs tels qu’ils avaient été projetés par le « modèle » lui-même d’une part, et ses réalisations d’autre part, et ce à un double niveau. Le premier est celui des objectifs qualifiés d’opérationnels, et le second celui des objectifs fonctionnels, traités respectivement dans les chapitres 4 et 5. D’une certaine manière, l’évaluation est « externe » dans le premier cas, « interne » dans le second.
Un bilan accablant et une économie sous plafond de verre
En procédant à l’analyse du bilan de l’expérience économique du Maroc, tout au long des deux, voire des quatre dernières décennies, à travers quatre axes directeurs que sont la production, la répartition, l’extraversion et le financement, il a été possible de comprendre pourquoi et comment l’économie marocaine reste une économie sous « plafond de verre ».
Une croissance faible, volatile et encore excessivement dépendante des aléas climatiques ; une productivité tout aussi faible et des structures sectorielles peu intégrées, stagnantes, voire à tendances régressives, dont témoigne une certaine désindustrialisation ; Un chômage -réel ou déguisé- massif et une forte excroissance du secteur informel, des inégalités sociales et spatiales aggravées, mises à jour par des données nouvelles et inédites ; une extraversion subie qui a accumulé les déficits chroniques, et accentué la dépendance du pays au fur et à mesure que le taux de pénétration des produits étrangers à l’importation ne cessait d’augmenter ; Insuffisante diversification des produits et des marchés à l’exportation, schéma de sous-traitance internationale encore peu satisfaisant par ses taux d’intégration et ses retombées sur l’économie nationale ; un système de financement mobilisant médiocrement les ressources internes, notamment à travers un système fiscal aussi inefficace que inéquitable, de sorte que la « sanction » n’est autre que les déficits budgétaires chroniques, assortis d’un endettement de plus en plus inquiétant.
Après le niveau d’analyse « opérationnel », le second niveau est celui qualifié de « fonctionnel » puisqu’il a permis d’évaluer les résultats obtenus, non pas en tant que tels, mais au regard des objectifs que les décideurs avaient eux-mêmes assigné à leur stratégie. Il s’agissait de mettre à l’épreuve la « fonctionnalité » même du « modèle » et sa capacité à s’inscrire dans la vision d’ensemble de ses concepteurs.
Pour les besoins de l’analyse, trois niveaux d’objectifs ont été identifiés, lesquels revenaient en fait à trois paris que l’on se promettait de relever : Une économie de marché ouverte et transparente, un secteur privé efficace et entreprenant, une intégration à l’économie mondiale porteuse de liberté et de prospérité.
Soutenue par des faits, des chiffres, des témoignages, l’analyse a pu mettre en évidence cette conclusion navrante et cependant incontournable : Globalement, les paris ont été perdus.
D’abord, on a expliqué comment, de par l’importance et l’étendue des secteurs encore « administrés » par la rente et/ou l’entente entre groupes d’intérêts dominants, l’économie marocaine reste éloignée d’une économie de marché digne de ce nom. Des cas édifiants ont été examinés, dans les secteurs de l’industrie, la banque, les nouvelles technologies de l’information et les hydrocarbures, et à chaque fois, on a pu mesurer à quel point le coût économique d’un tel état de fait est évidemment exorbitant et contribue puissamment à plomber l’économie du pays. Ensuite, on montré, faits et chiffres à l’appui, que là où devait éclore et se déployer un secteur privé, voire une « classe bourgeoise », porteuse d’un projet qui n’est pas seulement économique mais aussi sociétal, on n’a rencontré que l’État, et ses nombreux instruments d’action.
Celui-ci en particulier a continué d’assurer la plus grande part de l’investissement, et partant de contrôler les principales manettes du développement. Une telle contreperformance a naturellement aussi son coût, en termes de qualité de l’accumulation, d’ampleur des phénomènes « d’éléphants blancs », d’impact sur le rythme de croissance, du niveau et de la nature des emplois créés…
Enfin, il a fallu montrer comment une ouverture subie, irréfléchie et dogmatique, n’a généré que des effets pervers « à tous les étages » : élargissement d’une économie d’importation « tueuse » de producteurs locaux et dévoreuse de devises, modèle de sous-traitance générateur de nouvelles relations de dépendance et d’échange inégal, impact plutôt négatif sur la croissance et l’emploi, décevant au regard des flux touristiques, des investissements étrangers… il n’était pas inutile également de mettre en exergue la responsabilité des « acteurs locaux », ces entrepreneurs et exportateurs qui devaient devenir le fer de lance de la conquête des marchés étrangers, et qui se sont révélés si peu entreprenants, et si peu conquérants, ce qui a conduit à en conclure que si le combat a été perdu, c’est aussi faute de combattants.
Finalement, le bilan est accablant : Nous voulions le marché, nous avons eu la rente et l’entente ; Nous avons ouvert nos bras au secteur privé, ils ont étreint le secteur public ; Nous nous rêvions des « dragons » de l’export, nous nous réveillons récipient de tous les imports !
La gouvernance contre l’émergence
Il restait alors à essayer de méditer le pourquoi et le comment d’un tel revers, ce qui fait l’objet d’une « conclusion générale » qui est en fait un chapitre supplémentaire -d’une trentaine de pages- dans lequel l’approche de l’auteur apparaît encore plus ancrée dans l’économie politique, avec l’ambition d’apporter des réponses adéquates à des questions fondamentales, telles celles-ci : Pourquoi cet entêtement à perpétuer les mêmes choix qui ont conduit aux mêmes déboires ? Comment les mêmes causes ont obstinément produit les mêmes conséquences ? Pourquoi l’État a failli ? Pourquoi le « secteur privé » a déçu ? Pourquoi la « bourgeoisie » n’a pas été si « bourgeoise » ? Quelle est la responsabilité des principaux protagonistes de cette histoire qu’on peut difficilement qualifier de glorieuse ? Quelle est la responsabilité des Institutions financières internationales qui ont en permanence « accompagné » cette longue expérience marocaine ? Comment l’économique s’est-il articulé au politique pour aboutir à cet état de fait d’une économie dont « l’émergence » est entravée par sa propre « gouvernance » ? Plus précisément : Quelle est la responsabilité du système politique, c’est-à-dire de prise de décision, qui a fait les choix et mis en œuvre les politiques ayant conduit aux résultats que l’on sait ?
Au fond et pour tout dire : Quelle est la responsabilité du système politique dans le mal-développement du pays ?
Economiste et Universitaire