Interviewé par Imane Bouhrara |
L’économiste et universitaire Najib Akesbi n’a de cesse alerté sur le piège de la dette lorsque les projets qu’elle finance s’avèrent incapables de générer la croissance nécessaire et les ressources pour son remboursement. Et alors que le Maroc entame cette année 2023 avec de grands ambitions, avec des besoins de financements croissants et les ressources notamment fiscales très limitées, l’addiction à la dette ne fait que se confirmer. Fatalement ? Non, puisque des solutions d’atténuation ont déjà été testées avec succès dans le passé. Les détails avec Najib Akesbi.
EcoActu.ma : Dans votre livre « Maroc : une économie sous plafond de verre », publié par la Revue marocaine des sciences politiques et sociales, vous parlez d’économie d’endettement. Qu’est-ce qui a contribué à cette tendance particulièrement à l’ère où l’on cherche perpétuellement des financements pour les grands chantiers et des politiques sectorielles ?
Najib Akesbi : Cet aspect est essentiel dans l’analyse globale car il témoigne à la fois des causes et des conséquences d’un état de fait donné. L’endettement en soi n’est pas toujours un problème, et peut même jouer un « effet de levier » salutaire lorsqu’il est contracté à des conditions appropriées et -plus encore- affecté au financement de projets pertinents et performants.
Il devient un boulet dans les cas contraires, et ce sont hélas souvent les plus nombreux constatés tout au long de l’expérience marocaine depuis plus d’un demi-siècle.
Lorsque les projets financés par la dette s’avèrent incapables de générer la croissance nécessaire et partant les ressources à même de permettre son remboursement, on entre peu à peu dans ce qu’il est convenu d’appeler la « trappe de la dette », ou le « piège de la dette », un cercle vicieux où l’endettement appelle l’endettement, puis le surendettement…
On s’endette, non guère pour réaliser de nouveaux investissements, mais juste pour rembourser la dette accumulée et qui n’a pu créer par elle-même les ressources nécessaires à son remboursement.
A l’échelle macroéconomique, le problème devient encore plus compliqué lorsque l’insuffisance de l’épargne est aggravée par l’absence ou les défaillances des politiques publiques susceptibles de la mobiliser et la rehausser au niveau de l’effort d’investissement. En particulier, le refus de mise en œuvre d’une véritable réforme fiscale capable de mobiliser l’épargne là où elle se trouve, et partant d’assurer un niveau d’autosuffisance fiscale acceptable, condition sine qua non pour dégager un excédent primaire suffisant et minimiser le recours à l’emprunt… un tel refus donc condamne fatalement l’État à s’enfoncer chaque année encore plus dans le « piège » de la dette.
Et c’est ainsi que peu à peu, toute l’économie devient « addicte » à la dette, avec des besoins de financement croissants et de plus en plus dépendants des sources de financement « externes ». C’est exactement la situation où se trouve l’économie marocaine aujourd’hui, et s’il fallait une preuve supplémentaire, la Loi de Finances pour 2023 est là pour l’apporter…
EcoActu.ma : Justement, l’une des orientations majeures de la LF 2023 est le rétablissement des marges budgétaires. A la lumière de la conjoncture actuelle, couplée à de grandes ambitions notamment de l’instauration d’un Etat social, cette orientation vous semble-t-elle réaliste ?
Najib Akesbi : Nous savons depuis longtemps l’énorme fossé qui existe entre les discours et la réalité, les promesses et les faits tout crus. Face au discours sur le « rétablissement des marges budgétaires », les faits et les chiffres de la Loi de Finances pour 2023 sont assez éloquents pour qu’il soit nécessaire de les commenter beaucoup…
Livrons-les donc en vrac : Lorsqu’on retire les dépenses totales des ressources globales du Budget général de l’État, on se retrouve avec un « besoin brut de financement » de pas moins de 193 milliards de dirhams, et là on atteint 15% du PIB, soit plus de trois fois le niveau officiellement annoncé du déficit budgétaire.
En fait, il est là le véritable déficit budgétaire de l’État. Il donne en tout cas une idée plus vraie de l’ampleur du déséquilibre budgétaire. Pour ramener ce « besoin de financement » colossal à un déficit plus « présentable », la seule issue possible est, comme je viens de l’expliquer, l’endettement.
Il va falloir emprunter en 2023 pas moins de 129 milliards de dirhams, soit un record historique qui représente 56% de l’ensemble des recettes fiscales inscrites dans le même budget.
Moyennant quoi on peut afficher un « besoin résiduel de financement » qui n’est plus « que » de 64 milliards, soit les 4.5% du PIB officiellement affichés. Le plus grave est que l’essentiel de ce nouvel endettement, soit à hauteur de 85%, ne va servir qu’à… servir la dette accumulée jusqu’à présent !
Le service de la dette va atteindre en effet 109 milliards de dirhams. Avec un tel montant, il va absorber à lui seul 41% des recettes générées par l’ensemble du système fiscal, et dépasser de 3 milliards la totalité des investissements programmés dans le budget général de l’État l’année prochaine…
La loi de finances pour 2023 illustre ainsi parfaitement le piège de la dette dans lequel les finances publiques s’enlisent depuis de nombreuses années. Comment dans ces conditions imaginer que ledit « État social » dispose des ressources nécessaires à même d’en assurer la pérennité ?
EcoActu.ma : Au regard des recommandations des 3e Assises sur la fiscalité et de la loi cadre de la fiscalité, la LF 2023 pourrait-elle réellement prétendre à un rétablissement des marges budgétaires au regard des mesures fiscales qu’elle contient du moins contribuer à une réfection de l’autosuffisance fiscale ? Reprend-elle fidèlement au moins en partie de ce qui a fait l’objet d’un consensus à Skhirat ?
Najib Akesbi :Calculé avec les données chiffrées de la LF-2023, le taux d’autosuffisance fiscale n’atteint pas 55%. C’est dire que, au regard des tendances historiques examinées dans le livre (évolution sur 40 ans), on est vraiment au plus bas, ce qui donne la mesure des défaillances du système fiscal.
On peut rappeler que ce dernier a été unanimement considéré -notamment lors des « Assises » que vous avez évoquées- à la fois inefficace et inéquitable. Alors, est-ce que cette loi de finance comporte des mesures fiscales capables de contribuer à améliorer le niveau de cette si faible « autosuffisance » ?
Certes, certaines mesures vont sans doute dans ce sens, comme la suppression de certaines dépenses fiscales ou encore la tentative de mieux mettre à contribution les professions libérales, mais face à ces quelques mesures allant dans le bon sens, que de régressions !
Les plus marquantes concernent la baisse des taux d’imposition des profits des grandes entreprises au moment même où ceux des PME (en tout cas celles déclarant moins de 300.000 dirhams de bénéfices) sont carrément doublés, passant de 10 à 20% !
Autre mesure accentuant la sous-fiscalisation du capital : la baisse de l’imposition des dividendes, de 15 à 10% alors que le souci d’un minimum de cohérence (et de conséquence au regard des promesses…) aurait dû conduire à la relever pour la situer aux niveaux des revenus similaires (20 à 30%), tout en veillant à ce qu’elle ne soit pas « libératoire » pour en assurer l’intégration dans le revenu global soumis à un même barème d’imposition.
A ce propos précisément, on proclame l’objectif de tendre vers la globalisation de l’ensemble des revenus pour les soumettre aux mêmes règles d’imposition dans le cadre de la réforme de l’impôt sur les revenus, mais pour l’instant on en reste tellement éloignés !
Ainsi restent soumis à des taux « spécifiques » (entre 10 et 20% pour la plupart) aussi bien les profits immobiliers que les revenus et plus-values des valeurs mobilières. Quant aux revenus agricoles, autant dire que pour l’essentiel, ils restent quasiment hors du champ de l’impôt… Bref, il est bien difficile de prétendre que cette loi de finances permet de faire progresser le système fiscal sur la voie de l’efficacité, et encore moins de l’équité.
EcoActu.ma : Le Maroc est-il condamné fatalement à rester empêtré dans le « piège de la dette » ? Quelles sont selon-vous, les voies de sortie d’une telle situation devenue endémique ?
Najib Akesbi : On le dit depuis longtemps et on ne le dira jamais assez : Pour casser l’engrenage de la dette, il faut atteindre un niveau d’autosuffisance fiscale compatible avec les besoins de financement du pays.
Nous ne sommes guère un pays disposant d’une rente naturelle significative (pétrolière, gazière ou autre… et pour sa part, la contribution de l’OCP au budget de l’État dépasse rarement 1 à 2%).
Cette réalité ne nous laisse guère de choix qu’entre l’impôt et la dette. Si le premier est défaillant -comme en témoigne le faible taux d’autosuffisance fiscale-, c’est la seconde qui s’affirme et comble le vide, très dangereusement dois-je ajouter, puisque l’histoire du pays depuis deux siècles au moins est là pour le rappeler…
La réforme fiscale, celle qui est capable d’améliorer autant l’efficacité que l’équité du système, est donc une nécessité absolue, si l’on veut desserrer l’étau de la dette.
Le problème est que les mesures que ce gouvernement prend ne nous rapprochent pas mais nous éloignent de la véritable réforme fiscale que le simple bon sens impose.
Le contenu de celle-ci est connu : Globalisation et unification des modes d’imposition de l’ensemble des revenus et leur soumission à un barème d’imposition assez fortement progressif, maitrise de l’assiette de l’impôt sur les sociétés et lutte contre les pratiques d’évasion fiscale, élargissement de l’assiette de la TVA et plus grande différenciation des taux en fonction de la nature des biens et services, Institution d’un impôt sur les grandes fortunes et les successions, développement d’une fiscalité écologique, territoriale…
EcoActu.ma : Pourquoi le Maroc ne recourt-il pas suffisamment à la gestion active de la dette pour atténuer au moins les charges en intérêt qui pèsent lourdement sur le budget ?
Najib Akesbi : Il faudrait poser cette question aux responsables. Les bienfaits de certaines formules procédant de la gestion active de la dette sont pourtant d’une telle évidence ! Je fais en particulier allusion à la conversion de la dette en investissements.
Je rappelle que dans les années 90, après avoir été dénigrée par les responsables de l’époque, cette formule leur avait été plus ou moins imposés par leurs créanciers étrangers (les français et les espagnols en particulier).
Le bilan que les responsables avaient fait eux-mêmes de cette conversion de la dette en investissements étrangers était positif, contribuant alors notamment à réduire le poids de la dette extérieure. Qu’est-ce qui empêche de remettre à l’ordre du jour une telle formule ? Mais je dirais qu’aujourd’hui, cette solution apparaît encore plus pertinente en ce qui concerne la dette intérieure, qui est de loin la plus importante.
Les principaux créanciers intérieurs étant les banques, les compagnies d’assurances et autres institutions financières, pourquoi ne pas envisager qu’une partie de l’imposant service de la dette qui saigne le budget de l’État chaque année soit -naturellement de commun accord avec les acteurs concernés- convertis en investissements profitables à toutes et à tous.
Au demeurant, cette formule peut également s’avérer très intéressante aussi lorsque l’État lui-même est créancier.
Évidemment, on pense là inévitablement au cas de la Samir dont la dette -responsable de sa mise en faillite- est très largement publique. Si rien n’est fait, l’État va tout bonnement perdre sa créance.
Si par contre il a l’intelligence d’utiliser sa créance pour racheter le capital de la société et lui permettre de reprendre son activité, il convertit en investissement une créance aujourd’hui quasiment perdue, et outre le gain que cette reprise représente pour l’économie du pays, se donne les moyens de récupérer sa « mise » à travers les dividendes que la société lui verserait lorsqu’elle pourra retrouver les conditions de sa rentabilité (ce dont la plupart des experts conviennent aisément).
On le voit, à travers cette formule, tout le monde serait gagnant… euh, sauf peut-être les puissants lobbies qui prospèrent sur les désastres de l’ordre établi…