Ecrit par Soubha Es-Siari |
La crise dissimule un désarroi profond dans un monde en quête d’un nouvel équilibre plus soutenable. Elle a remis en selle le recadrage de la politique économique et la recherche d’une plus grande efficacité de ses instruments devant être conçue dans le cadre d’un nouveau policy-mix, budgétaire et monétaire.
Dans un contexte de rareté de ressources, la pertinence des choix budgétaires et leur interaction avec les instruments de la politique économique sont plus que déterminantes. A son tour, la politique monétaire devrait jouer un rôle plus engageant dans ce sens en apportant davantage de soutien à l’investissement et en garantissant des conditions de financement plus accommodantes.
L’opinion d’une révision de la politique monétaire, ses priorités, ses instruments et ses objectifs ultimes s’impose de plus en plus avec le ralentissement de la dynamique de crédit qui plombe depuis des années le cycle des affaires.
Aujourd’hui, l’unanimité est de mise sur le fait que le recadrage de la politique économique et la recherche d’une plus grande efficacité de ses instruments ne peuvent se concevoir que dans le cadre d’un nouveau policy-mix, budgétaire et monétaire.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le webinaire : « Les défis des politique monétaire, macro-prudentielle et de crédit au Maroc », organisé conjointement par le mouvement Damir et notre média EcoActu.ma.
Le but étant d’éclairer l’opinion publique sur les mécanismes monétaire et financier qui sont à l’œuvre et sur la nécessité de lancer la réflexion sur les ajustements nécessaires à la politique économique.
Etaient présent à ce webinaire des économistes de renom : Mohammed Benmoussa, professeur universitaire de finance d’entreprise et de finance de marché, Najib Akesbi, professeur universitaire de sciences économiques, Noureddine El Aoufi, professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, et président de l’AMSE, Olivier Pastré, économiste, professeur universitaire et Jean-François Ponsot, professeur universitaire de sciences économiques et spécialiste d’économie politique de la monnaie, de financements innovants du développement et d’histoire de la pensée keynésienne.
En guise d’introduction Pf Noureddine El Aoufi a rappelé que l’épidémie a pris de court le monde entier par sa propagation et est en passe de remettre en cause les fondements de la politique économique tout en lançant le débat sur les arbitrages qu’elle implique. Faut-il repenser la politique macroéconomique ? La politique monétaire et financière ? Si oui quelle alternative pour le temps des ruptures ? « La maîtrise du cycle financier est un débat d’actualité qui n’est pas propre au Maroc mais dans une économie comme la nôtre, elle revêt des particularités », annonce El Aoufi.
Pour le cas du Maroc, la crise a entraîné dans son sillage le plan de relance, les réformes en cours relatives aux EEP, le projet d’un système de protection sociale, la création d’un Fonds d’investissement… Toutes ces réformes, faut-il reconnaître, ont eu pour conséquence un franchissement des contraintes imposées par l’orthodoxie économique budgétaire mais aussi monétaire et de crédit de la Banque Centrale.
« Pendant cette période, la Banque Centrale a pris des mesures inédites qui semblent participer à la dynamique économique. Ces mesures ne sont pas dans les principes de BAM dont la mission essentielle est le ciblage de l’inflation », explique Noureddine El Aoufi. C’est pour dire que les problèmes provoqués par la crise sont plus profonds et nécessitent des prérogatives plus larges. Ce constat découle sur l’enjeu aujourd’hui de l’indépendance de la Banque Centrale.
Garantir la relance quitte à s’endetter…
Jean-François Ponsot a tenu à rappeler que nous vivons en 2021 une période terrible avec la Covid mais qui paradoxalement est stimulante pour les économistes. Et pour cause, elle les incite à revoir certains points de la pensée économique en incitant les dirigeants politiques, les policy makers à faire preuve d’innovation.
« La situation d’aujourd’hui est totalement différente de celle d’il y a une douzaine d’années. Nous sommes presque tous keynésiens et la dette est finalement l’instrument qui va nous sauver de la crise », explique Ponsot.
Même les économistes les plus hostiles à la dette publique et aux politiques budgétaires expansionnistes de type keynésien ont fini par y adhérer en cette période inédite. La politique budgétaire est même hyper expansionniste dans certains pays tels que la France si l’on se réfère à la politique du quoiqu’il en coûte adoptée par le président Emmanuel Macron.
Encore faut-il nuancer que cette politique expansionniste n’est pas aussi soudaine qu’elle paraisse dans la mesure où elle a été adoptée en 2010 au lendemain de la crise financière 2008-2009. Le besoin de garantir la relance par l’endettement ou la dépense publique s’est fait réellement ressentir. La dette publique de l’ensemble des pays de l’OCDE qui représentait en moyenne environ 50% du PIB au début des années 90 a culminé à 130% au milieu de l’année 2020.
Et si on réhabilitait les banques de développement !
Dans sa présentation, Ponsot fait le focus sur deux volets : le rôle des banques et la question de crédits.
Les banques sont créatrices de monnaie à partir du financement de projets viables à même de produire de la richesse, des emplois et donc elles sont indispensables pour toute économie.
Mais l’on remarque qu’elles sont de plus en plus pointées du doigt parce qu’à partir des années 80-90, le métier de la banque a fortement évolué impactant la distribution de crédits.
Autre point crucial qu’il ne faut pas perdre de vue est que de plus en plus l’essentiel des crédits octroyés par les banques n’est plus au service de l’économie réelle.
Au Royaume-Uni, à titre d’exemple, seuls 15% des crédits financent un investissement productif. Cette évolution résulte par ailleurs de la financiarisation de l’économie dans la mesure où les intérêts privés prennent le dessus sur les intérêts publics. Elle est aussi la résultante de la montée récente de la cryptomonnaie… Toutes ces innovations qui ne sont pas exhaustives font que les banques sont de moins en moins au service de l’économie réelle à travers la création monétaire. Ce qui est fort regrettable !
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Indépendance de la Banque Centrale, une vision a priori négative
A cet effet, Ponsot exhorte à penser impérativement à un nouveau schéma où il faut réhabiliter le métier du banquier notamment celui d’accorder des crédits à l’économie et par, ricochet, créer de la richesse.
Autre piste à explorer est celle d’encourager la participation des banques publiques au développement. Il s’agit de mettre en place des banques nationales de développement de nouveau type à même de pouvoir financer des projets de long terme porteurs de risques dans des secteurs considérés comme prioritaires pour les autorités publiques (santé, infrastructures, transition énergétique, innovation…).
Concernant le crédit, force est de reconnaître qu’il est atone, pas uniquement au Maroc mais également dans d’autres pays et ce pour différentes raisons. Si la dynamique de crédit est faible au cours des dernières années c’est également à cause de la faiblesse de la demande. Les entreprises petites ou grandes ne prennent pas de crédits à cause du manque de visibilité, des incertitudes fortes voire même de la pénurie des bons de commande… Ce qui veut dire qu’il ne faut pas toujours incriminer les banques et remettre en cause la politique de crédits.
L’atonie des crédits s’explique également par la situation oligopolistique, une des principales caractéristiques du paysage bancaire marocain. Ce marché imparfait est problématique étant donné qu’il génère des taux d’intérêt plus élevés et donc affecte la demande de crédits.
Jean-François Ponsot cite également l’implantation des banques étrangères dans les pays émergents qui certes contribuent à l’amélioration de l’efficience bancaire néanmoins leur présence ou leur concurrence risque de fragiliser les banques domestiques qui étaient auparavant dans une situation de confort.
Autre critique que l’on peut faire à l’implantation des banques étrangères, parfois pas bien maîtrisée dans les pays émergents, est la distribution de crédits à des clients étrangers. Ce qui n’est pas profitable au pays domestique. Cette situation a souvent fait l’objet de débat. Ajoutons à cela que l’implantation des banques étrangères peut aussi favoriser l’endettement en devises, favoriser la fuite de l’épargne nationale… Une autre paire de manche.
Concernant la Banque Centrale, il est temps de briser les tabous qui prévalent depuis très longtemps, en élargissant le mandat de la banque centrale au-delà de la stabilité des prix. Elle est appelée à répondre aux priorités de notre époque que ce soit le financement de l’économie, du développement ou de la transition écologique…
« A mon sens, il faut mettre un terme au paradigme de la crédibilité et de l’indépendance de la banque centrale qui a dominé les années 1990-2000 », affirme l’économiste.
A cette époque, les théories qui étaient les plus influentes accordaient une place importante à l’indépendance de la banque centrale. Cette époque est révolue d’autant plus que l’inflation principale mission de la Banque Centrale s’est aventurée dans des terrains négatifs et l’on parle désormais de déflation. Autrement dit l’inflation n’est plus l’ennemi n°1 de la politique monétaire.
Sur un autre registre, qui a fait d’ailleurs polémique au Maroc, le financement du déficit budgétaire ou planche à billets peut être utile dans certaines circonstances que ce soit dans les pays de l’OCDE, les pays émergents ou en développement.
Cette technique a été mise sous le tapis pendant des décennies parce qu’il y a eu des abus. Il faut donc réhabiliter ce type d’opérations de façon à mettre en place un nouveau Policy-mix qui s’appuie sur une politique budgétaire ambitieuse et une politique monétaire efficace. Les deux leviers budgétaire et monétaire seront ainsi actionnés dans le même sens en fonction d’objectifs bien précis.
Les périodes changent à une grande Vitesse, les objectifs sur le plan économique et social subiront, vaille que vaille, de profonds changements, autant que les moyens et voies pour y parvenir. Ces moyens ne sont en fait que les politiques budgétaires et monétaires. L’heure est au changement des paradigmes. D’autant, que contrairement à nos souhaits, la crise « coronorienne » n’est certes pas la dernière.
D’autres crises risquent de pointer à tout moment et l’Etat en tant régulateur serait appelé à jouer au sapeur-pompier. La pandémie a remis en selle le pouvoir politique comme seule faculté à même de mettre en œuvre les bonnes réponses pour répondre à la crise. Cette conviction restera dans les annales de la pensée économique contemporaine.