Le 01 Novembre 2022, un communiqué[1] du Ministère de la Transition Energétique et du Développement Durable (MTEDD) annonçait que, durant une visite du Centre National de Maîtrise et de Surveillance du Système Électrique, « le MTEDD et l’Office National de l’Electricité et de l’Eau Potable (ONEE) ont lancé une expérience originale d’incitation à l’économie d’énergie qui consiste à encourager les consommateurs finaux à optimiser leur consommation d’électricité durant les mois de novembre et décembre 2022. Ainsi, les consommateurs ayant réalisé des économies d’électricité, en comparaison avec la même période de 2021, bénéficieront en 2023, d’un bonus variant proportionnellement à l’économie réalisée« .
Le même communiqué stipulait aussi que « si cette expérience permet d’économiser au moins 5% par rapport à 2021, alors l’énergie économisée durant la période novembre décembre 2022 serait équivalente à la consommation d’une ville comme Tanger durant la même période (soit environ 275 GWh)« .
L’information a été très largement relayée en l’état par les médias marocains. Dans un précédent article[2] nous avions rappelé quelques conseils pour économiser l’électricité mais nous avions manifesté scepticisme quant à l’espoir que le total national atteigne une baisse de 5% de l’électricité appelée. Cette fois-ci, nous venons révéler la possibilité d’un arbitraire dans l’attribution de ce bonus.
Introduction
Il est entendu par « distributeurs » l’une des entreprises distribuant l’électricité au Maroc, qu’elle soit publique (ONEE), privée (LYDEC, REDAL ou AMENDIS) ou communale (RADEEMA, RADEEF, RAK, RADEM, RADEEJ RADEEL ou RADES). Même si environ 1 million d’abonnés sont au prépaiement électronique, faire des relevés le dernier jour du mois chez les 10 millions d’autres abonnés que compterait le Maroc en 2021 nécessiterait de mobiliser des centaines de milliers de personnes qu’on n’occuperait à plein temps qu’un jour par mois !
Pour réduire le coût des relevés, qui, de toutes façons finiraient légitimement par être imputés à l’abonné, les distributeurs répartissent les relevés réels des compteurs sur toutes les dates possibles étalées sur trois mois. Ainsi, chaque abonné se trouve tous les trimestres, avec deux estimations d’index et un relevé réel d’index.
Ce dernier permet de rattraper les écarts qui se produisent forcément pour les mois estimés, d’autant plus qu’aucune estimation ne peut être parfaite puisque c’est l’abonné qui, libre de sa consommation, cause tous les aléas que le distributeur ignore. Nous avons cherché à chiffrer ces mêmes aléas afin de voir s’ils permettent d’apprécier fidèlement une baisse de la consommation électrique bimestrielle (se rapportant à deux mois).
Index effectif et index facturé
L’index effectif (en kWh) est celui qui est affiché par le compteur du distributeur à un moment donné du dernier jour du mois (on néglige sa variation dans le courant de cette même journée). Chez un même abonné, cet index effectif a été réellement relevé pendant trois ans tous les derniers jours du mois. Quant à l’index facturé (en kWh), c’est celui qui figure sur la facture du distributeur, que cet index ait été relevé (1 mois sur 3) ou qu’il ait été estimé sans relevé (2 mois sur 3). La différence entre les index effectifs et les index facturés donne la différence entre les consommations totales effectives et facturées.
Dans la Figure 1, les carrés bleus (□) montrent l’évolution de l’index effectif d’un abonné alors que les petits ronds rouges (●) montrent l’évolution de l’index facturé. Le compteur étant le même pour les deux mesures, les petits écarts entre les index ne sont dus qu’aux estimations du distributeur du fait qu’il ne peut pas relever les compteurs de tous les abonnés le dernier jour du mois. Au final, le pourcentage d’écart entre les index facturé et effectif a varié entre -0.7% et +2.2%, avec toujours un rattrapage trimestriel dû au relevé réel (même s’il n’est pas fait le dernier jour du mois).
Figure 1 Evolution des lectures réelles en fin de mois de l’index effectif et des index facturés des figurant sur les factures
Écarts entre consommations effectives et facturées
Nous utilisons des bimestres puisque le bonus annoncé concernerait deux mois de consommation. La consommation bimestrielle effective (en kWh par 2 mois) est l’énergie électrique que l’on prélève réellement sur le réseau pendant deux mois consécutifs qui est obtenue par soustraction des index effectifs appropriés. Quant à la consommation bimestrielle facturée (en kWh/2mois), c’est l’énergie électrique facturée pendant deux mois consécutifs et obtenue par soustraction des index appropriés.
La Figure 2 montre les évolutions de :
- La consommation bimestrielle effective (en histogramme bleu vert),
- La consommation bimestrielle facturée (en histogramme orange),
- Leurs écarts relatifs (en ronds et courbe rouge se rapportant à l’échelle de droite).
Figure 2 Evolutions des composantes électrique et non-électrique de l’efficacité énergétique
Les données cet abonné qui ont permis de générer la Figure 2, montrent que :
- La consommation bimestrielle effective varie d’un facteur 1 à 2.66 (en histogramme bleu vert).
- La consommation bimestrielle facturée varie d’un facteur 1 à 3.39 (en histogramme orange).
- Que la moyenne de la facturée ne s’écarte de l’effective que de -1.65%.
- Que l’écart type des différences relatives entre les deux est de 15.1% et qu’avec une valeur aussi élevée, il convient de pousser l’analyse un peu plus loin.
La Figure 3 montre la répartition du nombre de bimestres par tranche de différences relatives entre les consommations effectives et facturées (exemple : sur les 30 bimestres, il y en a 2 pour lesquels l’écart relatif entre facturé et effectif est entre -15 et -10%).
Figure 3 Répartition du nombre de bimestres par tranche de différences relatives entre facturé et effectif
De cette Figure 3, il ressort que :
- Environ deux tiers (19) des 30 bimestres ont des consommations facturées qui s’écartent peu des valeurs réelles, en fait de moins de 5%[3].
- Les bimestres restants se répartissent en parts presque égales :
- De bimestres (5) pour lesquels l’abonné se voit facturer plus d’énergie qu’il ne consomme.
- De bimestres (6) pour lesquels l’abonné se voit facturer plus d’énergie qu’il ne consomme.
CONCLUSIONS
Le bonus, qui sera compté en 2023, est supposé varier « proportionnellement à l’économie réalisée« 1 et si tel était le cas, l’abonné qui est pris ici pour illustration, a :
- une chance sur six de ne pas se voir reconnaître de réels efforts d’économie d’énergie en 2022 par rapport à 2021,
- une chance sur six de se voir bonifié grâce à des circonstances particulières (absence ou occupation partielle) sans réels efforts d’économie d’énergie en 2022 par rapport à 2021.
Autrement dit, il est possible que cet abonné, comme tous ceux qui ont des consommations électriques mensuelles qui doublent ou triplent, se trouvent exposés à l’égard de ce bonus.
Le seul moyen d’appliquer cette mesure incitative serait de placer un seuil minimum à plus de 20% d’économies d’énergie de 2022 par rapport à 2021 ce qui ne correspondrait, dans la plupart des cas, qu’à une minorité d’abonnés ayant vécu à fin de 2022 des circonstances très particulières n’ayant rien à voir avec de réels efforts d’économie d’énergie (20% équivaut à 6 jours d’économie).
Hélas, des solutions qui baissent significativement la demande d’énergie d’un claquement de doigt n’existent pas, en tous cas pas au Maroc qui est déjà un des pays dont la consommation d’énergie par habitant est des plus faibles au monde, en dehors des pays pudiquement dits « les moins avancés« .
Encore une fois : l’inertie du domaine de l’énergie est énorme. Les progrès exigent de prendre des (bonnes) décisions et de laisser s’écouler suffisamment de temps avant d’en constater les effets sur le terrain, les déclarations intempestives sur les aspects conjoncturels ne servent à rien. Il semble que, même suivie d’un quelconque texte, cette annonce de bonus ne serait qu’un nouveau pschitt dans le paysage audiovisuel énergétique du pays et, en bon citoyen, je préférerais sincèrement me tromper que de faire l’oiseau de mauvais augure.
Par Amin BENNOUNA (sindibad@uca.ac.ma)
[1] Communiqué sur le site du MTEDD, « Madame La Ministre lance une nouvelle expérience incitative à l’économie d’énergie« , 1 Novembre 2022, https://www.mem.gov.ma/Pages/actualite.aspx?act=346
[2] A. Bennouna, « Incitation à la baisse de la consommation électrique de novembre et décembre. Que faire et qu’en penser ?« , EcoActu, 21 Novembre 2022, https://www.ecoactu.ma/incitation-baisse-consommation-electrique/
[3] Le pourcentage de 5% a été choisi pour correspondre au vœu d’économiser au moins 5% mais avec une tranche centrale nulle, les conclusions de ce papier auraient été pires !