L’administration n’en finit pas avec sa réforme, et la terre poursuit ses révolutions autour du soleil. Le sujet s’éternise. Voilà plus de trente ans que la mue administrative marocaine se discute dans les colloques, s’incruste dans les appellations des ministères, s’entretient dans les discours politiques et alimente les critiques journalistiques. C’est à se demander est-ce que l’administration a entamé sa réforme au moins ?
Lors du discours du Trône de 2019, Sa Majesté le Roi a réitéré ses hautes instructions en ces termes : « … il convient de renforcer l’efficacité des institutions et de faire évoluer les mentalités des responsables.
En effet, le secteur public doit, sans tarder, opérer un triple sursaut en termes de simplification, d’efficacité et de moralisation.
D’ailleurs, j’ai d’ores et déjà appelé à la nécessité de moderniser les méthodes de travail, de faire preuve d’ardeur créative et d’innovation dans la gestion de la chose publique ».
La réforme a pour objectifs d’organiser l’administration et de la doter d’instruments managériaux et technologiques modernes, afin qu’elle remplisse ses missions avec efficacité, efficience et économie, tout en répondant aux exigences d’égalité, d’équité, de transparence, et de moralité.
L’administration marocaine, dans sa forme moderne, c’est-à-dire celle correspondant à l’avènement de l’Etat-Nation, ne l’oublions pas, est relativement jeune. C’est un modèle bureaucratique greffé par les autorités du protectorat sur des réalités sociale, économique et politique traditionnelles. Pour que la greffe prenne, le corps récepteur lui-même doit se l’approprier. C’est au système politique et au gouvernement de s’adapter à l’instrument dont il dispose.[1]
Il n’est pas nécessaire de s’étaler en argumentaires pour défendre l’idée que la réforme de l’administration n’est pas uniquement une question de techniques managériales mais qu’il s’agit d’une réforme politique. En effet, ne suffirait-il pas de dire, si l’on devait argumenter, que l’administration n’a de raison d’existence que celle d’être à la disposition du gouvernement, lequel est une institution éminemment politique.
Il serait totalement faux, en plus d’être réducteur, d’appréhender la réforme de l’administration du seul point de vue du management des organisations, et d’essayer en conséquence d’y implanter les techniques de management qui ont fait leurs preuves dans le secteur privé. Il est vrai que lesdites techniques, une fois adaptées et mises en œuvre dans l’administration, permettent quelques gains en termes d’efficacité et une certaine amélioration des services publics.
Mais est-ce là l’objectif ultime de la réforme tant espérée ? La réponse à cette question dépend du positionnement théorique que l’on adopte.
Si l’on considère que le management public ne concerne que l’administration stricto sensu et ses composantes en tant qu’unités organisationnelles, on répondra que oui, l’objectif ultime est de modifier lesdites unités et l’ensemble qu’elles constituent de sorte à les gérer comme s’il s’agissait d’organisations privées. Elles ne seraient requises de rien de plus que de remplir leurs rôles avec efficacité.
Par contre, la réponse serait toute autre si l’on adopte une conception plus large du management comme celle de Gibert[2]qui considère que le caractère de « publicitude » des organisations leur confère des finalités radicalement différentes des organisations privées. Si ces dernières ont pour toute fin d’agir sur elles-mêmes pour grandir ou durer, les premières ont pour fin d’agir sur leur environnement et de l’impacter de leurs activités. L’entreprise privée demeure introvertie du point de vue de ses objectifs alors que l’organisation publique a vocation à agir sur l’extérieur[3].
En adoptant la conception du management de la puissance publique de Gibert, l’administration n’est plus une organisation comme une autre qui doit être efficace pour durer. C’est une organisation qui a une finalité qui la dépasse puisqu’il lui incombe de produire des effets sur son environnement. Le rôle de l’administration dans cette configuration théorique c’est de contribuer à la transformation du système dont elle fait partie.
La mise en œuvre des dispositions de l’article 39[4] de la loi organique des finances marocaine offre un terrain favorable à l’ancrage pratique de ces questionnements théoriques. Il s’agit de dispositions juridiques dont la mise en application donne une réalité quasiment physique aux précédents développements théoriques. Les objectifs et les indicateurs chiffrés dont il est question concernent-ils la mesure de l’efficacité de l’organisation introvertie ou doivent-ils permettre de mesurer l’impact sur le système ?
Comme pour la question théorique posée plus haut, c’est de la conception adoptée que dépend la réponse. Or, s’agissant d’une loi organique qui organise un domaine purement politique qu’est la loi de finances, on ne peut prêter auxdits objectifs et indicateurs une finalité moindre que celle d’impacter le système dans son ensemble.
Puisque telle est l’enjeu de ces instruments managériaux modernes qui entrent dans ce qu’il est désormais convenu de dénommer « la gestion axée sur les résultats », les projets de performance préparés par les départements ministériels et accompagnant le projet de loi de finance devraient faire l’objet d’un débat politique minutieux et pointilleux au sein des deux chambres du Parlement. Sans cela, les indicateurs n’auraient plus qu’une utilité toute amoindrie par rapport à la volonté du législateur et serviraient tout au plus à alimenter le contrôle de gestion au sein de chaque ministère.
Cependant, cela reste une réponse théorique et c’est au Parlement et au Gouvernement de donner la réponse pratique. Celle-ci passe d’abord par la prise de conscience de l’importance de la question et des répercussions de la réponse. Ensuite, si le choix est fait dans le sens d’une conception comme celle de Gibert, il leur faudra veiller à la déclinaison du programme gouvernemental en indicateurs pertinents, qui servent à mesurer l’impact sur le système et non seulement à bâtir un système de contrôle de gestion.
Nous pourrions multiplier les exemples semblables à celui de l’article 39 de la loi organique qui offre une illustration bien précise de l’ampleur que revêt la réforme de l’administration. Puisqu’elle a une dimension politique, elle devra certainement se poursuivre longtemps encore, non pas tant que la terre poursuit ses rotations, mais tant que le système politique poursuit son parachèvement démocratique[5].
Par Mohammed Mesmoudi,
Professeur en Droit et chercheur en politiques publiques
[1] Article 89 de la Constitution de 2011 : « Le gouvernement exerce le pouvoir exécutif. Sous l’autorité du Chef du Gouvernement, le gouvernement met en œuvre son programme gouvernemental, assure l’exécution des lois, dispose de l’administration et supervise l’action des entreprises et établissements publics ».
[2] P. Gibert, Management public, management de la puissance publique, Revue Politiques et Management Public, Volume 4, n°2
[3] « La finalité de l’entreprise privée peut donc être diverse : tout aussi bien que la maximisation du profit, ce peut être la recherche d’un taux de croissance satisfaisant, la recherche d’une reconnaissance par la profession ou encore la satisfaction des besoins de réalisation de ses dirigeants. La caractéristique commune de tous ces éléments est d’être des variables internes à l’entreprise ou au cercle de ses membres. La finalité de l’entreprise est introvertie, elle n’est pas de changer un état du monde ou plus modestement de son environnement.
L’organisation publique-type, à l’inverse, trouve sa justification dans la volonté de changer un état de l’environnement ou (ce qui revient au même) de le préserver s’il est menacé : il s’agit de contenir le chômage, d’éviter les agressions extérieures, de faciliter les communications, de maintenir l’équilibre de la balance des paiements, etc. ». IDEM, p 93.
[4] Article 39 de la loi organique n° 130-13 relative à la loi de finances : « Un programme est un ensemble cohérent de projets ou actions […] auquel sont associés des objectifs définis en fonction des finalités d’intérêt général ainsi que des indicateurs chiffrés permettant de mesurer les résultats escomptés et faisant l’objet d’une évaluation qui vise à s’assurer des conditions d’efficacité, d’efficience et de qualité liées aux réalisations.
[…] Les objectifs d’un programme et les indicateurs y afférents sont repris dans le projet de performance élaboré par le département ministériel ou l’institution concerné ».
[5] Préambule de la Constitution de 2011 : « Fidèle à son choix irréversible de construire un Etat de droit démocratique, le Royaume du Maroc poursuit résolument le processus de consolidation et de renforcement des institutions d’un Etat moderne, ayant pour fondements les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance. Il développe une société solidaire où tous jouissent de la sécurité, de la liberté, de l’égalité des chances, du respect de leur dignité et de la justice sociale, dans le cadre du principe de corrélation entre les droits et les devoirs de la citoyenneté ».