Interviewé par Imane Bouhrara |
La fête de l’Europe, célébrée le 9 mai, est l’occasion de mettre la lumière sur le rôle clef joué par la Banque européenne d’investissement (BEI) pour mettre en œuvre les politiques de l’UE. Ricardo Mourinho Félix, Vice-Président de la BEI, revient sur les principales réalisations de la banque au Maroc et surtout les grandes lignes stratégiques de la coopération ont été fixées dans la Déclaration du « Partenariat euro-marocain de prospérité partagée ».
EcoActu.ma : Permettez-moi tout d’abord de vous interpeller sur les axes stratégiques de la BEI en tant que Banque climat et dans quelle mesure les conséquences lourdes de crise covid-19 mais aussi de la crise en Ukraine, réconfortent-elles votre banque dans ses choix et priorités ?
Ricardo Mourinho Félix : Nous sommes aujourd’hui pleinement mobilisés pour répondre à ces trois défis simultanés: la guerre, les conséquences économiques de la pandémie et les changements climatiques.
L’attaque contre l’Ukraine menace l’avenir de notre planète, l’évolution du climat, la paix, la prospérité et la lutte contre la pauvreté. Quand on regarde la situation, on ne peut qu’être frappés par les destructions infligées aux pays et ses habitants, qui fuient par millions en quête de paix et de sécurité.
Notre détermination à agir est entière. Nous avons rapidement approuvé un paquet de mesures de solidarité et annoncé un programme de 4 milliards d’euros en faveur des États de l’UE, pour aider les communautés qui accueillent les réfugiés afin de leur offrir des installations sociales, comme des logements, des écoles ou des hôpitaux.
La Banque européenne d’investissement va intensifier son action pour investir et mobiliser davantage d’investissements. Notre but est de répondre à l’urgence sociale, économique et environnementale, renforcer le dynamisme économique et préparer l’avenir.
En réponse à la crise du COVID-19, la BEI a mis à disposition plus de 56 milliards d’euros pour financer les entreprises, le secteur de la santé et la mise au point de vaccins. Et nous avons mobilisé 25 milliards d’euros de garanties des États de l’UE, l’objectif étant de mobiliser 200 milliards d’euros pour soutenir nos économies.
Ces initiatives ont permis de soutenir plus de 100 pays. Avec à la clé des millions d’emplois sauvés, des centaines de milliers d’entreprises toujours à flot, de meilleurs hôpitaux et des millions de personnes vaccinées.
Ces mesures ont aussi bénéficié directement au Maroc à travers des mesures exceptionnelles de soutien et de financement du secteur de la santé et du secteur privé.
Cette lutte contre la pandémie ne nous a pas pour autant détourné de nos engagements en matière d’action climatique.
Le Groupe BEI s’est fixé un objectif de financement climatique en 2010 et depuis, notre ambition n’a fait qu’augmenter. De 2012 à 2021, nous avons investi 197 milliards d’euros dans l’action climatique. Les investissements consacrés à l’action pour le climat sont passés à 43% l’an dernier, malgré la crise de la COVID-19, rapprochant d’ores et déjà de l’objectif de 50%.
En votre qualité de responsable des financements dans plusieurs pays dont le Maroc, quelle place occupe le Royaume dans les opérations menées par la BEI comparativement à d’autres pays ?
Nous entretenons depuis plus de 40 ans un partenariat de grande qualité avec le Royaume Maroc, où nous finançons des secteurs essentiels de l’économie marocaine comme les Très Petites et Moyennes Entreprises, l’agriculture, l’eau et l’assainissement, l’éducation, la santé, le transport ou encore les énergies renouvelables.
L’engagement financier de la BEI au Maroc est élevé, avec 617 millions d’euros d’investissement en 2020 au plus fort de la crise, et 435 millions d’euros en 2021.
En 2020 et en 2021, la BEI s’est mobilisée avec ses partenaires de Team Europe pour répondre à l’urgence sanitaire et pour soutenir la relance économique et le secteur public. A titre d’exemple, en appuyant des produits de garantie dédiés à l’appui des TPME ou en finançant l’ONEE pour améliorer les performances de l’approvisionnement en eau potable.
Nous travaillons pour proposer un panachage de prêts afin de financer des projets à fort impact pour les habitants et aux meilleures conditions financières.
Ce début d’année 2022 a été marqué par la visite en février de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen suivie par la visite de Olivér Várhelyi, commissaire chargé du voisinage et de l’élargissement de l’UE en mars. Dans quelle mesure ces visites ont-elles tracé les lignes stratégiques de la coopération entre l’UE et le Maroc ?
Les grandes lignes stratégiques de la coopération ont été fixées dans la Déclaration du « Partenariat euro-marocain de prospérité partagée » et s’articulent autour de quatre espaces: un Espace de convergence des Valeurs, Économique et de Cohésion sociale, de Connaissances Partagées, de concertation politique et de Coopération accrue en matière de Sécurité.
Plus deux axes fondamentaux transverses: la coopération en matière d’environnement et de Lutte contre le Changement climatique et celle en matière de mobilité et de migration.
Les visites de la Présidente Von Der Leyen et du Commissaire Várhelyi s’inscrivent donc dans ce cadre, pour un approfondissement des relations bilatérales, fondé sur la coopération et le dialogue.
Je rappellerais ici le rôle clef joué par la BEI pour mettre en œuvre les politiques de l’UE en matière de financements notamment dans le cadre des initiatives de Team Europe et de Global Gateway. C’est l’une des caractéristiques principales de notre institution puisqu’elle appartient aux 27 Etats membres. Ce qui nous confère une grande cohérence sur la base des orientations politiques de l’UE en accord avec celles du pays partenaire.
On ne peut pas évoquer les axes stratégiques de la BEI sans évoquer la stratégie de BEI Monde qui est relativement nouvelle. Quelle en serait la valeur ajoutée pour les domaines de l’énergie, le climat, l’éducation, la recherche… notamment dans la mobilisation de nouveaux investissements et financements ?
Les grands défis d’aujourd’hui sont mondiaux. Nos économies n’ont jamais été autant interconnectées. Les opportunités doivent donc être saisies à l’échelle mondiale pour que la prospérité dans une région puisse se répercuter partout ailleurs.
C’est face à ce contexte et ces défis que la BEI a décidé de créer une branche entièrement dédiée au développement avec « BEI Monde ». Cette nouvelle branche est alignée sur les objectifs de la politique extérieure et de développement de l’UE.
Concrètement, BEI Monde va permettre de transférer une expertise sectorielle de pointe, souvent acquise dans le cadre de projets à l’intérieur de l’UE, vers des pays en développement en dehors de l’Union.
Je rappellerais ici le fort engagement de la BEI en dehors de l’Europe. Entre 2012 et 2021, nos financements se sont élevés à 72 milliards d’euros, dont 26 milliards d’euros pour l’Afrique.
La BEI possède de surcroît une vaste expérience dans le financement du climat et de la technologie pour soutenir la transition verte, notamment en finançant des projets d’adaptation au changement climatique.
Avec BEI Monde, nous allons accroître l’impact de nos financements tout en renforçant la coopération avec nos partenaires et avec les institutions de financement du développement. Nous soutiendrons ainsi l’initiative Global Gateway avec des investissements pour améliorer la connectivité mondiale et régionale dans les domaines du numérique, du climat, des transports, de la santé, de l’énergie et de l’éducation.
En évoquant les financements, la volonté affichée aujourd’hui est que le marché des capitaux puisse également contribuer fortement à la relance. De par votre longue expérience dans le capital investissement au Maroc, quelles sont les pistes à emprunter ?
Le Maroc a l’un des climats d’investissement les plus stables et l’économie la plus diversifiée de la région. En 2020 le Maroc a traversé sa première récession depuis plus de 20 ans avec une réduction du PIB de 5,9%, un déficit budgétaire de 7.8% du PIB et un ratio de dette culminant à 76,9%.
Le Royaume n’a certes pas eu de problème de financement grâce à son accès au marché de capitaux. Mais à court terme, l’augmentation de la dette publique limitera la marge de manœuvre budgétaire, et nécessite de nouvelles sources de financement.
Je pense plus particulièrement au développement d’autres institutions financières non bancaires dans le capital-investissement et le marché des capitaux.
Il est donc primordial d’exploiter toutes les pistes pour dynamiser le secteur privé. Les PME représentent environ 90% des entreprises marocaines, mais les grandes entreprises publiques représentent toujours un moteur de croissance avec 63% de la valeur ajoutée générée.
Il faut pouvoir diversifier l’offre de produits financiers pour les entreprises et les particuliers, ce qui passe par des évolutions administratives et réglementaires telles que les paiements numériques, le recours aux bureaux de crédit et de nouvelles exigences en matière de collatéraux.
A l’approche de la date de mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’UE, la pression monte pour le secteur privé marocain particulièrement les entreprises exportatrices vers l’UE. La BEI compte-elle renforcer son intervention pour accompagner les entreprises dans cette phase transitoire 2023-2026 ?
Nous sommes dans une phase transitoire mondiale vers des modèles économiques sobres en carbone. Pour préparer cette transition la BEI s’est associée à la Commission européenne dans le cadre du Programme de l’UE pour les échanges commerciaux et la compétitivité.
Cela doit permettre d’apporter toute l’expertise nécessaire en matière de décarbonation, de productivité, de numérisation sans oublier l’inclusion des femmes et des jeunes, de manière à soutenir les chaînes de valeur entre le Maroc et l’UE.
Ce programme permettra de renforcer l’accès des Petites et Moyennes Entreprise (PME) aux financements et d’améliorer leur compétitivité, deux aspects clés où des vulnérabilités ont été constatées pour réussir cette transition.
La BEI propose ainsi aux banques locales marocaines trois solutions immédiates. En premier lieu, des financements à long terme aux banques et aux institutions financières, qui s’engagent à mobiliser des fonds en faveur des PMEs. Nous proposons des garanties de portefeuilles partielles pour que ces institutions se protègent contre le risque de crédit. Enfin, nous proposons assistance technique pour renforcer les capacités d’appui aux PME afin de stimuler leur compétitivité et moderniser leurs activités.
Il est intéressant de savoir comment une banque comme la vôtre réussit à atteindre des entreprises de différentes tailles, particulièrement soutenir des TPME ?
L’accès des PMEs aux financements reste l’un des obstacles à une croissance inclusive et durable. L’accès au crédit étant souvent concentré sur les grandes entreprises.
Le secteur privé au Maroc est très dynamique, mais l’investissement et la valeur ajoutée se concentrent sur un petit nombre d’entreprises. Par conséquent, les entreprises qui ont des difficultés d’accès au crédit bancaire investissent moins, passant ainsi à côté d’opportunités de croissance et de création d’emplois.
Nos prêts intermédiés entrent en jeu via des banques locales. La plupart des PMEs ont besoin de prêts de petite dimension, et la BEI n’intervient pas directement à l’appui de projets dont le montant est inférieur à 8 millions d’euros. Elle s’appuie sur ses partenaires.
Les prêts intermédiés aux PME et aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentent le principal secteur d’activité de la BEI. Nous travaillons ainsi avec nos partenaires et intermédiaires financiers, nous appuyant sur leur proximité avec les entreprises, afin d’être réactifs et efficaces.
Aussi, nous coopérons avec un large éventail d’intermédiaires financiers qui proposent des produits destinés aux PME et aux microentreprises.
Au Maroc nous avons par exemple signé en 2021 un financement de 60 millions d’euros avec le CIH pour accompagner les PMEs et les entreprises de taille intermédiaire impactées par les conséquences de la crise sanitaire. Et en 2020 nous avons appuyé le Crédit Agricole du Maroc avec un programme de 200 millions d’euros pour soutenir les TPMEs agricoles dans le cadre de la stratégie « Génération Green ».
Nous soutenons aussi les institutions de microfinance, pour financer des projets de micro-entrepreneurs. Projets de femmes, de jeunes et de travailleurs indépendants dans les zones rurales.
Peut-on s’attendre à des interventions de la BEI dans l’économie bleue ?
Avec ses côtés atlantiques et méditerranéennes, le Maroc est idéalement positionné pour développer son économie bleue, avec des secteurs comme l’énergie ou la biotechnologie marine.
D’après l’OCDE, ces secteurs pourraient même enregistrer une croissance supérieure à celle de l’économie mondiale dans son ensemble, tant en termes de valeur ajoutée que d’emploi.
Mais les océans subissent l’impact négatif des activités humaines. Le réchauffement climatique entraîne l’acidification des océans et la réduction de leur teneur en oxygène. Les rejets des déchets des plastiques entraînent aussi un effet délétère ou mortel sur les plantes, animaux ou autres organismes marins.
La BEI a décidé d’intensifier ses activités de financement et de conseil pour les mers par l’intermédiaire de son programme pour des océans propres et durables.
Ce programme comporte deux principaux volets: la Clean Oceans Initiative et la Stratégie de la BEI pour des océans durables (Blue SOS). Le programme vise aussi à renforcer les services d’assistance technique afin de rendre les projets plus attrayants pour les investisseurs tout en étant plus adaptés au développement économique.
Cette année a connu la signature d’un prêt singulier pour les écoles communautaires. Est-ce important pour vous d’avoir un large éventail de projets et des interventions à 360 degrés ?
Les grands objectifs de la BEI, que ce soit le climat, l’innovation et le développement, sont interdépendants et se complètent. Ils font partie du même ADN pour bâtir des économies plus durables et mieux reconstruire suite à la crise sanitaire.
Au Maroc, le dénominateur commun de tous nos financements reste l’impact sur le développement humain. Nous intervenons en priorité là où l’argent privé n’irait pas facilement, en raison de l’horizon à long terme des projets financés et de leurs risques plus élevés, comme dans le secteur de l’éducation, l’approvisionnement en eau, les infrastructures numériques et le soutien aux PME.
Notre éventail d’opérations est large et diversifié. A titre d’exemple, en 2021, nous avons conclu six contrats de financements, répartis équitablement entre le public et le privé avec un mix de prêts, de garanties et d’assistance technique.
L’éducation est un exemple de ce que la BEI fait de mieux, avec ce prêt de 100 millions d’euros (plus d’un milliard de dirhams) assorti d’une subvention d’investissement de 23 millions d’euros de l’UE, signés en février dernier.
Ce programme de scolarisation rurale, qui prévoit la construction de 150 écoles communautaires en zone rurale, va favoriser l’équité territoriale, augmenter le taux de scolarisation et améliorer la qualité des enseignements. Il prévoit aussi un accent fort sur l’inclusion des filles et l’égalité des chances pour permettre de réaliser une véritable renaissance éducative.
Le secteur éducatif représente une priorité majeure du Maroc et nous sommes fiers d’apporter notre expertise pour les générations futures.
Pour conclure et à la lumière de la place du Maroc dans la politique de voisinage de l’UE et face à l’importance des enveloppes allouées, il est légitime de poser la question de la supervision de la conduite des projets et la réalisation des objectifs poursuivis. Quels sont aujourd’hui les indicateurs que vous suivez régulièrement à cet effet ? Mais surtout quelle appréciation en faites-vous ?
La BEI est l’institution de financement de l’Union européenne et le principal bailleur de fonds multilatéral. Nous sommes soumis à la réglementation bancaire, avec nos statuts qui régissent notre organisation. Nous avons un ensemble de dispositions internes comme le comité de vérification, l’audit interne ou encore l’évaluation. La Banque coopère aussi avec des organismes de contrôle indépendants chargés des tâches de supervision.
Nos priorités stratégiques sont en ligne avec celles de l’Union européenne d’une part et bien entendu avec celles des priorités nationales. Nos objectifs spécifiques sont définis projets par projets en amont et évalués au moment de la signature des contrats.
Nous sommes vigilants en termes de mise en œuvre pour assurer d’intégrer les meilleures normes internationales en termes d’environnement, de transparence et de passation des marchés. Et nous accompagnons nos clients dans ce processus.
Pendant la mise en œuvre, nous avons des indicateurs par projets et un suivi régulier des taux de décaissement, qui reposent sur la réalisation des objectifs.
Au Maroc, je suis heureux de souligner que nous avons eu des niveaux records de décaissement en 2021. Cela montre que les projets sont de grande qualité et avancent dans d’excellentes conditions grâce à l’engagement et la coopération de toutes les parties.