La théorie économique néoclassique avait réduit la firme à une « boite noire », car sa préoccupation principale était l’étude du marché, et le mécanisme de détermination de prix d’équilibre en fonction de l’offre et de la demande des biens et services produits.
Dans ce cadre, l’entreprise était considérée comme un simple atelier de fabrication, combinant les facteurs de production pour la réalisation d’une quantité d’outputs directement vendus sur le marché.
Cependant, l’interrogation sur son rôle, sa responsabilité, et ses obligations commencent à émerger dès la fin du 19ième siècle. Celle-ci sera formalisée à partir du début du 20ième siècle à mesure que le modèle de la grande entreprise à actionnariat dispersé et la figure du dirigeant salarié non propriétaire se généralisait créant des malaises sociaux.
Dès lors, les managers et dirigeants tendront à penser leur activité, comme la gestion de multiples relations avec des groupes internes et externes, aux intérêts parfois convergents mais souvent en conflits impactant le déroulement de la stratégie de l’entreprise.
Puis, dans un environnement complexe, marqué par les scandales financiers entachant la réputation des entreprises, les crises économiques et sanitaires, les problèmes environnementaux récurrents et la fragilisation du tissu social, il a été reconnu que l’entreprise avait le devoir non seulement de se soucier de sa rentabilité et de sa croissance, mais aussi de ses impacts sociaux et environnementaux.
C’est ainsi, que l’élaboration de la théorie des parties prenantes au cours des années 1980 manifeste la volonté de renouvellement des théories actionnariales de la firme.
L’entreprise est ainsi de moins en moins considérée comme une organisation indépendante poursuivant des buts strictement privés, mais de plus en plus comme un acteur qui, en agissant à l’intérieur d’une collectivité, produit des externalités, et doit en assumer la responsabilité vis-à-vis de ses parties prenantes.
En l’occurrence, la théorie des parties prenantes développe une représentation évolutive du rôle de l’entreprise et une conceptualisation du management responsable à travers l’orientation partenariale de la firme fondée sur une éthique organisationnelle et une gouvernance négociée entre parties prenantes.
L’entreprise n’est plus au centre de son environnement social s’il est reconnu que la pensée actuelle est dominée par l’approche systémique[1] des organisations qui se concentre sur les interactions entre les éléments et les effets de ces relations.
L’entreprise est désormais envisagée comme une entité ayant plus que des transactions et des contrats avec quelques partenaires, mais des relations avec son environnement[2] au cours desquelles se nouent des liens avec, et entre les parties prenantes qui sont l’ensemble des personnes ou des groupes susceptibles d’affecter et/ou d’être affectés par le déroulement de la stratégie de l’entreprise[3].
A rappeler que le paradigme de partie prenante s’est imposé dans la littérature en management, avec les travaux de E. Freeman[4].Aussi, la définition la plus mobilisée des parties prenantes est bien celle que propose E. Freeman, nous citons « Une partie prenante est un individu ou groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels »[5]. En d’autres termes, il s’agit des entités en relations avec l’entreprise, et qui ont soit une influence sur cette dernière, ou bien qui sont influencées par celle -ci du fait de leur apport en ressources à l’entreprise.
Les actionnaires et les employés sont des parties prenantes essentielles, tout comme les clients et les fournisseurs. Dans notre société moderne, il faut aussi inclure les syndicats, médias, les groupes de pression ou associations locales et les différents paliers gouvernementaux, la communauté locale.
En conséquent, la théorie des parties prenantes plaide en faveur d’un management prenant en compte les demandes et attentes d’une variété de partenaires à identifier et à mobiliser. D’où découle le modèle d’une entreprise lieu de médiation et de négociation entre ses collaborateurs.
Selon cette logique, la théorie des parties prenantes, redéfinit la place de l’entreprise dans la société. Elle conçoit alors une firme fondée sur des relations multilatérales dynamiques soutenue par une gouvernance négociée car :
-la firme reconnait les intérêts et les droits de ses parties prenantes
– la firme procède à leur intégration dans les systèmes de décision organisationnels.
Ainsi, selon les apports de la théorie des parties prenantes, l’entreprise est un lieu de négociation et de gestion des relations avec ses parties prenantes externes et internes, garantissant la survie de ces relations qui assurent le succès de l’entreprise à long terme.
Si elle est considérée comme une théorie interactionniste de la stratégie managériale qui s’inscrit dans le projet de la relation « entreprise-partenaires », la théorie des parties prenantes peut représenter à juste titre un cadre propice au développement de la vision de l’entreprise en tant qu’organisation responsable de son environnement d’un point de vue éthique, et avec lequel elle ne fait plus qu’un.
D’ailleurs, E. Freeman rappellera régulièrement que la théorie des parties prenantes vise à intégrer éthique et management.[6] Si l’éthique d’entreprise est considérée comme une réflexion concernant la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes [7]et un mode opératoire qui se développe dans l’action, il s’agit alors pour celle – ci de se doter de mécanismes de gouvernance efficaces et morales.
Ainsi, la firme étant au centre des relations avec ses parties prenantes, les transactions d’affaires impliquent l’obligation morale pour l’entreprise de traiter les partenaires de manière équitable si sa logique est guidée par l’efficience orientée vers la satisfaction des attentes de l’ensemble de ses partenaires. Il s’agit alors pour celle – ci de se doter de mécanismes de gouvernance efficaces et morales.
A ce sujet, les années 1930 voient déjà l’émergence de la question de gouvernance d’entreprise notamment dans le cadre des travaux des auteurs A.Berle et G.Means[8] qui relèvent le constat de conflits sociaux au sein de grandes entreprises américaines avec l’ouverture de leur capital et le développement de la fonction de manager distincte de tout apport des investisseurs.
Au cours des années 1970, différents courants éthiques voient le jour aux Etats Unis pionniers en matière d’éthique. Ces courants épousent des approches légaliste de respect de la loi, déontologique en conformité avec les règles existantes ou normative et prescriptive en considération des meilleures pratiques éthiques.[9]
L’éthique se situant au-delà des règles[10], dans ce sens, des procédures de management responsable sont déployées dans les firmes. Ce qui interpelle le phénomène de bonne gouvernance des entreprises qui permet de joindre les intérêts des actionnaires et gestionnaires.
Par Dr Jihane BAKKALI
Enseignante Chercheuse, FSJES- Souissi-Rabat
Université Mohammed V
[1] De Rosnay. Joel « Le macroscope »,Du seuil 2014
[2] L’environnement de l’entreprise est élargi aux organisations non gouvernementales, les groupes activistes, les groupes politiques….
[3] Gond.JP, Igalens.J, « La responsabilité sociale de l’entreprise », PUF 2016.
[4] Freeman. Ed (1951) est philosophe américain. Il est le père fondateur de la théorie des parties prenantes.
[5] Bonnafous – Boucher.M, Dahl Rendtorff.J, « La théorie des parties prenantes », ed La découverte 2014.
[6] Cazal.D, « RSE et théorie des parties prenantes : les impasses du contrat », Revue de la régulation, 2011.
[8] P.Wirtz, « Les meilleures pratiques de gouvernance d’entreprise », p 36 à 51, éd La découverte, 2008
[9] Pluchart.JJ, « L’éthique des affaires : portée et limites de l’approche fonctionnaliste » Revue des sciences de gestion, juin 2005, n°216, p 17 à 32.
[10] Brouyard.F, Di Vito J, « Identification des mécanismes de gouvernance applicables aux PME », CIFEPME, Belgique, 2008