520 salariés au destin incertain, des habitants d’une ville qui ne décolèrent pas en l’absence de toute solution alternative, des responsables qui se jettent la balle entre eux… la crise du transport urbain qui se poursuit depuis 10 jours devrait s’acheminer vers une résiliation de contrat avec la société délégataire. Les détails.
Une ville sans bus ! Voilà le cadeau de fin d’année auquel les habitants de la ville de Kénitra ont eu droit. Il faut dire que la relation entre la Commune et la société Karama bus n’a pas été un fleuve paisible depuis la signature du contrat de délégation en 2012. Mais contrairement aux précédentes crises qu’a connues la ville, celle-là a particulièrement cristallisé l’opinion publique que les habitants n’ont pas hésité à observer un sit-in la semaine dernière pour dénoncer les conditions dans lesquelles ils sont obligés de se déplacer depuis plus d’une semaine. Ils sont également à la merci des transporteurs clandestins qui leur appliquent des tarifs colossaux. Sans oublier les abonnés, dont une grande partie d’étudiants qui se voient lésés dans leurs droits.
Pis encore, quelques 520 salariés sont aujourd’hui dans l’incertitude suite à l’arrêt d’activité de la société qui a tenté de faire sortir clandestinement sa flotte de la ville, bien que la société s’en défend, si ce n’est la vigilance des salariés et des habitants qui ont largement relayé l’information dans la nuit de samedi à dimanche. Les faits relatés sont extrêmement graves puisque ce serait une bande munie d’armes blanches qui aurait neutralisé le gardien de nuit du dépôt des bus pour faire partir 30 bus à l’aide de chauffeurs vers la ville de Meknès. Faits que confirme Mohamed Belassir, salarié : « Nous avons conclu avec les autorités une reprise normale du travail ce lundi 30 janvier 2019, mais les responsables de la société ne se sont pas présentés donc nous n’avons pas regagné notre travail. Sachant que nous autres salariés ne sommes pas en grève ni avons observé de sit-in. Nous travaillions sur une flotte de 60 bus mais les responsables de la société ont envoyé un individu et ses acolytes munies d’armes blanches dans la soirée du 21 décembre 2019 au garage des bus pour essayer de faire sortir 30 bus en menaçant le gardien de nuit du garage. C’est de là qu’est partie la crise actuelle. Nous avons décidé d’observer un sit-in devant les bureaux de la société ce 31 décembre à 10h pour manifester notre mécontentement », précise-t-il.
Il y a trois mois le conseil communal a fait parvenir en septembre dernier une mise en demeure à la société délégataire pour l’obliger à respecter son cahier des charges et ses engagements, notamment un renforcement de la flotte tel que stipulé dans le contrat conclu en 2012.
Contacté par nos soins, Rachid Belamkissia, le vice-président du Conseil de la ville de Kénitra explique : «Nous sommes dans la dernière phase de relance de la société afin qu’elle respecte ses engagements contenus dans le contrat signé en 2012. Nous l’avons mise en demeure en septembre dernier sans succès et seules 24 heures nous séparent de la fin de l’échéance. Pour l’instant nous n’avons encore entrepris aucune démarche dans ce sens puisque le délai réglementaire court toujours. Si dans cet intervalle la société renforce sa flotte et s’engage sérieusement à respecter sa part du marché, elle pourra continuer à exploiter le réseau du bus, sinon nous serons amenés à résilier le contrat qui nous lie conformément aux articles 55, 56 et 57 du contrat. Et procéderons dès lors au lancement d’un nouvel appel d’offres à l’instar de ce qui s’est passé à Casablanca ».
Les bruits vont bon train que l’exploitation du réseau de bus de la ville attise déjà l’appétit d’autres sociétés dont des sociétés étrangères.
Interpellé également sur les solutions prévues pour soulager les habitants qui n’en peuvent plus de ces crises répétitives du transport urbain dans la ville, le responsable assure que « Si vous faites actuellement un tour en ville vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas de crise de transport parce que nous avons mis des à la disposition des citoyens des solutions alternatives. Nous continuerons avec ce plan B le temps d’y voir très prochainement plus clair sur le sort de ce contrat ».
Sur le sort des salariés en cas de départ, la réponse reste évasive : les salariés de la société sont toujours en activité et sont liés par un contrat avec elle donc en principe c’est la législation du travail qui devrait être invoquée en cas de rupture du contrat. Mais il s’agit tout de même de 520 familles qui vivent de ce service d’utilité publique.
« Ce ne sont pas les autorités qui ont demandé à la société de ne plus desservir la ville, c’est la société qui a essayé de faire fuir sa flotte de la ville. Aujourd’hui encore, les salariés de la société sont toujours en activité. Notre priorité est de garantir les droits des adhérents qui ont payé un service qu’ils n’ont pas reçu et des habitants qui ont droit à un transport urbain de qualité. Ce n’est que lorsqu’il y aurait rupture de contrat que l’on pourrait discuter de la question des salariés », conclut Rachid Belamkissia.
La gestion déléguée au Maroc, notamment dans le transport urbain pose régulièrement des problèmes qu’il faut en tirer les enseignements qui s’imposent.
Le conseil de la ville qui est sur le point de résilier son contrat avec Karama Bus, semble avoir des problèmes dans d’autres villes du royaume. Il doit en tenir compte avant le lancement d’un nouvel appel d’offres pour l’exploitation du réseau de bus. Notamment revoir les modalités contractuelles au moins sur deux points : la durée du contrat en la ramenant de 15 ans à 5 ans à l’instar de ce qu’a fait Casablanca mais aussi l’éclatement du marché en gestion et exploitation de préférence par un seul et même opérateur pour éviter la multiplication des opérateurs et par conséquent une dilution des responsabilités. Le contrat doit être assorti de toutes les garanties d’exécution du marché et des sanctions en cas de non respect des engagements de la part d’une partie comme une autre.
Il ne faut pas perdre de vue également les intérêts des salariés qui travaillent dans ce secteur en particulier et protéger leurs droits dans la mesure du possible sans compromettre la viabilité et l’efficacité du contrat. En effet, certains délégataires ont peiné à atteindre l’efficience en « héritant » des salariés d’autres sociétés sur ce secteur.
Il faut également dans la perspective d’assurer un transport urbain viable et durale réfléchir sérieusement à l’idée de la mise en place d’une autorité dotée du pouvoir décisionnel et d’une assise juridique pour organiser la mobilité urbaine. Surtout dans une ville qui accueille l’une des plus importantes plateformes industrielles du Royaume, Atlantic Free Zone, avec toutes les conséquences en termes de flux à gérer et d’évolution démographique à anticiper. Le transport urbain ne se limite pas à transporter une personne du point A au point Z mais il faut le penser comme moyen d’intégration sociale et spatiale et un vecteur de développement. A défaut, il devient un véritable facteur de blocage et de tensions sociales.