Salma Daoudi, spécialiste en sécurité sanitaire au Policy Center For The New South, revient sur les risques de la guerre au vaccin et ses conséquences sur l’accentuation de la dépendance des pays du Sud face à ceux du Nord.
Cette « guerre au vaccin » risque-t-elle de creuser davantage le fossé entre les deux parties du globe ? D’accentuer la dépendance des pays du Sud face à ceux du Nord ?
C’est, en effet, à une nouvelle forme de guerre que s’adonnent les Etats, à coups de contrats de précommandes, de campagnes de désinformation, d’alliances et de partenariats commerciaux, solidifiant une nouvelle fracture géopolitique, portant le sceau d’une logique de guerre froide. Désireux de s’accaparer suffisamment de doses pour couvrir leur besoin interne, les Etats se sont, ainsi, livré une sorte de bataille sur les fronts scientifique, pharmaceutique et industriel, dont ont malheureusement été exclus les pays les plus pauvres.
Le désir des Etats d’assumer la responsabilité de protection des populations qui leur incombe, est légitime en soi, mais qui, face aux contraintes logistiques et matérielles qui limitent les capacités de production internationales, se traduit en chasse individualiste au détriment des pays ne possédant pas les mêmes ressources. La prolifération de divers vaccins candidats sème tout autant l’espoir que le désarroi, faisant avatar de la compétition géopolitique et géoéconomique opposant divers Etats souhaitant dominer le marché.
Au fur et à mesure que se dessinent de nouvelles zones d’influence, se font et se défont de nouvelles alliances géopolitiques, dictées par la conjoncture, et se concrétisent bien évidemment des rapports de force internationaux sur un champ de bataille où le politique et l’économique triomphent du sanitaire, raréfiant ainsi l’accès au vaccin. La course au vaccin contre la Covid-19 met particulièrement en danger les pays les plus vulnérables, notamment ceux du Sud, déjà très fragilisés par cette crise, et risque d’exacerber les inégalités et insécurités qui y sévissent.
Il n’est pas autant question de dépendance, une contrainte qu’aucun pays ne peut, aujourd’hui, réellement se targuer de pouvoir éviter, que de différentiation d’accès qui perpétue et accentue des rapports de force préexistants. Les divers goulots d’étranglement tout au long des chaînes de production, d’approvisionnement et de distribution des vaccins posent inévitablement des obstacles à la distribution équitable des doses, les pourvoyeurs peinant d’ores et déjà à satisfaire les précommandes des grandes économies, augurant une pénurie bien plus aigüe pour les pays comptant sur la solidarité des initiatives internationales ou multilatérales. Au-delà des préoccupations éthiques et morales qui découlent de la privation d’économies vulnérables du vaccin, une telle différentiation d’accès dans le contexte actuel est avant tout une source incendiaire de nouvelles flambées épidémiques.
L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) prône une vision solidaire globale et a mis en garde contre « le nationalisme du vaccin ». Une fois la campagne de vaccination lancée, nous avons assisté à la règle du chacun pour soi. Quelles conséquences l’absence d’un mécanisme universel peut-elle avoir, à court et long termes ?
Il n’y a nul doute que la pandémie a accéléré et révélé l’avènement d’un monde désolidarisé, où la résurgence de nouvelles formes de nationalisme, de populisme, voire d’isolationnisme, sème le trouble entre des Etats en quête de souveraineté sanitaire, s’adonnant désormais à une course effrénée contre la montre, contre la nature, mais aussi contre les autres. Chaque Etat priorise l’immunisation de sa propre population, marqueur de popularité et condition sine qua non pour retrouver un semblant de normalité, ce qui se traduit en inégalités d’accès.
Plus de 92% des doses administrées jusqu’à présent l’ont été au sein des pays à revenu élevé et à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, bien que ne concentrant que 53% de la population. Or, ce retard promet de saper le potentiel salvateur du vaccin pour tous, la fermeture des frontières n’étant que temporaire et aisément perméable. L’OMS estime qu’il est nécessaire de vacciner environ 70% de la population mondiale, avant de pouvoir prétendre à atteindre l’immunité collective. Le système à deux vitesses qui s’installe aujourd’hui est donc susceptible de compromettre cet objectif, tout en amplifiant les fractures et inégalités qui traversent le globe.
Les pays dont l’accès au vaccin demeure limité, ne pourront être parties prenantes de la reprise économique et se retrouveront isolés, tant d’un point de vue économique que géographique, ce qui pourrait coûter jusqu’à $9,2 milliards à l’économie mondiale. Or, la situation actuelle expose des milliers d’habitants au chômage et à la précarité, tout en creusant de nouvelles disparités scolaires qui entravent la mobilité sociale et qui pourraient réduire à néant des décennies de progrès.
La radicalisation de griefs, de tensions socio-économiques et de moteurs de conflits suivant l’impact multidimensionnel de la pandémie pourrait se traduire en crises humanitaires chroniques, dont les débordements transcenderont les frontières géographiques et politiques. Enfin, d’un point de vue sanitaire, nul ne sera à l’abri de l’émergence de nouvelles souches résistantes aux vaccins, mutant et circulant avec aisance au sein des populations non-vaccinées. Ce qui nous amène à une question qui a longtemps fait débat au sein de la communauté internationale, mais qui revient se poser avec insistance aujourd’hui, concernant le statut de la santé et, donc, par extension des vaccins, en tant que bien public mondial.
Dans la même optique, les pays riches et puissants représentent 13% de la population et ont préacheté plus de 50% des vaccins. C’est une course contre la montre. L’Afrique risque-t-elle de rester « à la traine » ?
Le vaccin n’est certes pas une panacée miracle qui permettra de rapidement remettre sur pied économiquement et socialement des pays dont la trajectoire a été substantiellement altérée par la Covid-19, mais pourra toutefois alléger les contraintes qui pèsent sur la reprise et sur la relance économique, ainsi que protéger la santé des populations africaines. À raison de deux doses par personne, l’Afrique aura besoin d’environ 1,5 milliard de doses pour vacciner 60 % de sa population.
Or, très peu de pays africains ont réussi à démarrer leur campagne de vaccination, car ne possédant pas la même capacité de négociation et les mêmes facilités de paiement que d’autres pays européens ou nord-américains. Si l’Afrique a initialement choisi de faire confiance à l’esprit de solidarité internationale, les doses (estimées à près de 600 millions) et délais de livraison promis par le dispositif COVAX ont incité l’Union africaine (UA) à débloquer des fonds afin de s’approvisionner directement auprès des fournisseurs, obtenant ainsi plus de 650 millions de doses pour ses Etats membres.
D’autres pays, tels que le Maroc, ont signé des accords bilatéraux avec les laboratoires pharmaceutiques investis, afin de démarrer au plus vite la campagne de vaccination. Alliant célérité et flexibilité, en important des vaccins sur la base de leur efficacité scientifique, en dehors de toute considération idéologique et politique, le Maroc a réussi à poser les jalons d’une stratégie de vaccination visant à protéger les populations les plus vulnérables, ainsi que les « frontliners ».
Pris en charge par l’Etat et mettant à profit le développement de nouvelles technologies mobiles, la distribution du vaccin permet jusqu’à présent de toucher autant les zones rurales qu’urbaines et périurbaines, avec près de 2,5 millions de doses administrées sur l’ensemble du territoire. Néanmoins, continuer de garantir un approvisionnement stable en vaccins aux pays africains, en général, ou au Maroc en particulier, alors que la compétition s’intensifie et que les inquiétudes face aux mutations du virus se multiplient, demeure un défi de taille, auquel un minimum de coopération multilatérale sera nécessaire afin de fluidifier les chaînes d’approvisionnement et de distribution des vaccins.
L’intégration de l’Afrique dans ces chaînes de valeur ne doit pas s’inscrire dans un rapport de force ou de charité, mais plutôt dans le cadre d’un partenariat d’intérêt stratégique commun visant à éliminer le moindre risque de contagion ou de résurgence, et ce en adoptant la vaccination comme ligne de défense commune.