Le mérite insigne dont il faut créditer la mise en débat du modèle de croissance est d’avoir contribué à rompre le silence sur la détérioration persistante de la conjoncture économique d’ensemble et donné lieu à des exercices de recommandations d’actions à conduire. Think tanks et autres experts ou représentants d’organisations professionnelles s’adonnent de plus en plus à cet exercice. A examiner les multiples mesures prônées, force est de pointer qu’elle déroge aux modalités rigoureuses que sollicite la réflexion sur un « nouveau modèle de développement ».
L’impératif de l’analyse
Quel que soit la teneur de ces mesures, elles ne sauraient prétendre à la pertinence que si elles sont dérivées d’un diagnostic établi selon une argumentation serrée. Or, il est remarquable de noter que la faible place allouée à l’analyse de la trajectoire de la croissance contraste avec l’abondance des préconisations. Certes, le débat en cours recourt à des données et d’assertions sur l’insuffisance de la progression du PIB, la vulnérabilité de la croissance, le caractère persistant du chômage, le sous-emploi massif des jeunes, les déséquilibres régionaux comme sur le déficit éducationnel et les carences des services éducatifs et de santé. Il reste cependant muet quant à l’analyse des liens entre, d’une part, le contenu des politiques conjoncturelles, des réformes structurelles et des plans sectoriels et, le comportement et les performances de l’économie nationale de l’autre. L’évaluation globale de la cohérence du régime de politique économique selon ses propres critères d’efficacité est nécessaire au repérage des facteurs majeurs d’inefficience et des dispositifs contreproductifs ou inappropriés. L’économie du développement a accumulé un capital conséquent dont l’exploitation apporterait un éclairage sur les bilans des politiques publiques, sur les structures et le comportement du secteur privé, les formes de chômage autant que sur la répartition des ressources et des droits. Ce préalable est, on s’en doute, crucial pour identifier les remèdes à l’apathie de la croissance et à l’amorce de l’atténuation du déficit social.
Des limites des poncifs
En sous-estimant l’importance des enjeux analytiques, la démarche experte conduit immanquablement à une juxtaposition des recommandations sans fondement commun. Faute d’un référentiel de valeurs, de normes, d’objectifs et d’instruments, ces recommandations sont vouées à être incohérentes, contradictoires ou incertaines. A témoin des catalogues entremêlant des propositions en faveur de la compétitivité, de la concurrence, des politiques d’offre, de l’assouplissement de la réglementation du marché du travail, de la décompensation, de l’amélioration du pouvoir d’achat, ou encore de la lutte contre les inégalités, de l’investissement dans l’éducation ou encore de la lutte contre les inégalités. Une illustration indubitablement parlante de l’indifférence à la cohérence est donnée par l’appel à la combinaison de réduction des prélèvements obligatoires, de la restriction des dépenses publiques et de l’inclusion sociale par l’éducation et la santé.
Le déficit d’analyse est manifeste également dans la réitération de poncifs qui, frappés du sceau du sens commun, sont placés à l’abri du questionnement. L’investissement dans le « capital humain », objet d’incantations qui font de l’éducation un puissant vecteur de croissance, suffit à souligner le poids de ces poncifs. Or pour peu que l’on tienne compte des débats d’idées, cette antienne ne saurait échapper au questionnement. La célèbre objection de Pritchett, “ Where has All the education gone?” est, au regard des évolutions récentes, encore plus pertinente. A partir de l’étude de données de nombreux pays, l’ex-économiste de la Banque mondiale soutient que l’éducation ne produit pas un impact positif sur le développement.
Ainsi que le fait remarquer Ha-Joon Chang, le taux d’alphabétisation en Corée du Sud, cas érigé en exemple, était de 71% en 1960 tandis qu’il s’élevait en Argentine à 91%. Le revenu par tête qui était dans l’une égal au cinquième de celui l’autre, représente le triple. Le fait que le lien entre capital humain et croissance n’a pas à son actif de preuves empiriques donne à coup sûr à s’interroger entre autres sur la forte proportion du chômage des diplômés et partant sur les profils de la croissance et ses effets sur la prépondérance de l’emploi non qualifié.
Au fond, les mesures égrenées ici et là s’apparentent à l’inventaire de Prévert. Quels que soient les échos favorables dont elles jouissent dans les médias, elles n’ont pas à être dérobées à la discussion. Le débat sur le changement de modèle ne peut progresser que sous l’impulsion du soupçon critique et de la confrontation, de l’argumentation et de la contre-argumentation, loin de la répétition d’une doxa figée en tics de langage et lieux communs. Comme l’écrit Jean-Paul Jouary « Le savoir théorique comme fin en soi, déjà dégradé en commandement pratique, est seul détenteur des principes qui conditionnent tout ».
Par Rédouane Taouil, professeur de sciences économiques