Ce qui semble plomber, aujourd’hui, le développement au Maroc, ce sont les inégalités qui, à considérer la montée des tensions sociales, auraient franchi le seuil du soutenable. Les efforts d’investissements entrepris par l’Etat depuis le début du siècle contribuent, certes, à l’accumulation de richesse, mais celle-ci est répartie de façon très inégale. Il ne s’agit pas d’une simple perception, d’un biais psychologique amplifiant les disparités sociales, mais bel et bien d’un fait objectif, massif, systémique. L’hypothèse que les inégalités sont, du point de vue du développement, incapacitantes s’appuie sur le fait qu’elles sont à la fois « formelles », c’est-à-dire appréhendées dans leur dimension monétaire, en termes de distribution du revenu, et « réelles » dans la mesure où elles prennent racine dans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement, de l’emploi (El Aoufi et Hanchane, Les inégalités réelles. Une introduction, Editions Economie critique, Rabat, 2017, téléchargeable sur le site web www.ledmaroc.ma).
Combinées, toutes ces dimensions, formelles et réelles, monétaires et physiques, vécues et perçues, déterminent une configuration complexe des inégalités qu’il convient d’appréhender comme un « fait total ». D’où son impact puissant, bien que subliminal, sur le processus du développement. Décrivant la relation entre le niveau de développement d’un pays (mesuré en Pib/hab) et son niveau d’inégalité, la courbe de Kuznets montre que, dans les premiers stades du développement, lorsque l’investissement dans le capital infrastructurel et dans le capital naturel est le principal mécanisme de croissance, les inégalités sont plutôt favorables à la dynamique économique (S et I). Ce phénomène, appelé « malédiction de Kuznets », trouve, aujourd’hui, un prolongement dans la « théorie du ruissellement » (revendiquée et promue par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1990), selon la quelle la richesse des uns est susceptible de réduire la pauvreté des autres, comme par un « effet splash ». En revanche, dans les pays développés, le capital humain prend la place du capital physique comme facteur de croissance et, en limitant la part du capital humain (éducation et formation), les inégalités deviennent défavorables à la croissance.
Les inégalités réelles produisent un double effet (Sen, L’idée de justice,) : le premier est lié aux capacités, c’est-à-dire aux dotations en « biens premiers » ou « biens communs » que sont l’éducation, la santé, le logement et l’emploi (équité, égalité des chances, égalité d’accès). Le second effet a trait aux accomplissements ou aux fonctionnements (justice, égalité de résultats). Ce double effet affecte les conditions initiales des populations défavorisées en les maintenant dans une « dépendance d’état » durable. A ce double effet objectif, s’ajoute pour les classes moyennes, un autre effet d’ordre subjectif et non moins pénalisant du point de vue du développement : le déclassement de position se traduisant par un dévissage intergénérationnel. Il existe, en effet, une corrélation, établie par Alan Krueger (« The Rise and Consequences of Inequality in the United States », 2012), entre les inégalités et la mobilité sociale. Plus les inégalités sont fortes, plus se creuse l’écart intergénérationnel (moins les enfants ont de chances d’être plus riches que leurs pères). L’hypothèse est représentée par une courbe appelée la courbe de Gatsby (Great Gatsby Curve), en référence à Gatsby le magnifique, le célèbre roman de Francis Scott Fitzgerald publié en 1925.
Source : Miles Corak (2013), « Income Inequality, Equality of Opportunity, and Intergenerational Mobility », Journal of Economic Perspectives, 27 (3).
Au Maroc, l’indice de Gini étant très élevé (graphique ci-dessous), l’élasticité intergénérationnelle des revenus ne peut qu’être renforcée par le taux de chômage élevé des jeunes diplômés âgés de 15 à 24 ans (plus de 26% et près de 43% en milieu urbain, fin 2017 selon le HCP).
Au total, l’érosion des classes moyennes au Maroc a partie liée avec les inégalités réelles qui ne font que se creuser et dont le chômage des jeunes diplômés constitue le marqueur déterminant. Cette relation entre chômage, inégalité, développement s’inscrit dans une « structure autoréférentielle » (Jean-Pierre Dupuy, Ordre et désordres, Seuil, 1982) où la dynamique est introvertie, produite par le processus d’ensemble. Dès lors, relancer l’ascenseur social qui est en panne suppose une remise en selle des classes moyennes, ce qui, en l’occurrence, implique les quelques préconisations suivantes : (i) investir massivement (offre et qualité) dans l’éducation et les services publics ; (ii) rétablir le principe de redistribution en instituant une fiscalité favorable aux classes moyennes ; (iii) favoriser la mobilité verticale dans le sens de l’ascension sociale ; (iv) ouvrir le club fermé des élites et briser l’endogamie de classe synonyme d’entropie sociale. Et symptôme, qui ne trompe pas, de retour de la lutte des classes, objet du prochain blog.
Source : Oxfam, Enquête sur la perception des inégalités, 2017)
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Par Professeur Noureddine El Aoufi,
Professeur Noureddine El Aoufi, est professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, membre Résident de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l’Association marocaine des sciences économiques (AMSE), directeur fondateur du Laboratoire d’économie du développement www.ledmaroc.ma.