La pandémie du Covid 19 a suscité un vif débat sur le rôle de la commande publique dans la relance économique. Une rencontre organisée par la Banque africaine de développement sur le sujet a révélé l’importance de l’évolution du système de la commande publique. Leila Farah Mokaddem, représentante résidente de la Banque africaine de développement pour le Royaume du Maroc, détaille dans cette interview comment la BAD appuie le Maroc dans ce chantier prioritaire.
EcoActu.ma : La Banque africaine de développement vient d’organiser un webinaire sur l’évaluation du système de la commande publique. Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Leila Farah Mokaddem : Mercredi dernier, nous avons organisé un séminaire virtuel autour de l’évaluation du système national de commande publique. Il s’agissait de réunir l’ensemble des acteurs publics et privés et les représentants de la société civile pour réfléchir, ensemble, à la performance de la commande publique.
Nous avons également échangé sur l’évolution de son rôle au service du citoyen et du développement économique et social du pays. Le concept de commande publique peut être assez complexe. Concrètement, la commande publique correspond aux achats effectués sur fonds publics par l’État, les collectivités territoriales, les établissements et les entreprises publiques. Son périmètre, en définitive, couvre les marchés publics, les contrats de partenariat public-privé (PPP), les délégations de service public ou encore les contrats de droit commun.
A ce sujet, les chiffres sont tout à fait révélateurs : la commande publique pèse pour près d’un quart du produit intérieur brut du pays. Elle représente également une part conséquente du chiffres d’affaires des grandes, moyennes et petites entreprises. A titre d’exemple, elle atteint près de 80% de l’activité dans le secteur du bâtiment et des travaux publics et l’ingénierie.
Cela se traduit évidemment en emplois. Plus de la moitié des travailleurs déclarés à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) dépendent des achats publics. Vous le voyez, nous avons abordé un sujet de première importance pour le pays. Conclusion partagée de tous : la commande publique n’est plus seulement l’instrument ou le moyen de se procurer simplement des biens, services et travaux. Elle doit davantage contribuer au développement des territoires, à l’accélération de l’industrialisation et la transition écologique du pays et donner une nouvelle impulsion à l’innovation.
Nous avons ainsi eu le plaisir de voir l’intérêt que cette thématique suscitait auprès d’acteurs provenant de différents horizons. Une soixantaine d’acteurs de l’écosystème nous ont rejoints pour réfléchir au rôle de la commande publique et pour l’inscrire dans le cadre, plus large, des politiques publiques. Ce débat a permis également d’alimenter la réflexion sur le modèle de développement et d’étoffer les scénarii de relance dans le contexte de la crise.
Justement comment la Banque africaine de développement s’est-elle impliquée dans ce chantier ? Quelles ont été ses interventions dans ce sens ?
Aujourd’hui, nous parlons d’un débat. Mais depuis longtemps, nous agissons. Nous avons ainsi déployé une série d’opérations de renforcement de capacités destinées à rendre encore plus performants et plus transparents les systèmes de commande publique africains.
Depuis le début du partenariat avec le Royaume du Maroc, nous avons soutenu les réformes du cadre législatif et institutionnel qui régissent la commande publique, en synergie avec les partenaires au développement. Avec pour objectifs de simplifier et de dématérialiser les procédures, de renforcer la transparence et d’améliorer l’efficacité.
Le Maroc, à cet égard, fait figure de référence. Le Royaume fait partie des rares pays du continent pour lesquels nous autorisons, depuis 2016, l’utilisation de son système de passation des marchés dans la mise en œuvre de certaines opérations que nous finançons. Une autre performance à saluer, le Maroc fait également partie des premiers pays africains en capacité d’utiliser un nouvel instrument : le financement axé sur les résultats. Signe de la confiance que nous plaçons dans le système du pays.
Vous le voyez, nos excellentes relations avec le Maroc constituent un véritable actif qui nous permet de passer à un palier de coopération supérieur. En tant qu’institution chef de file, la Banque africaine de développement accompagne, depuis 2019, le gouvernement marocain dans le chantier de l’évaluation du système de la commande publique.
Aujourd’hui, je peux vous dire que nous sommes prêts à aller encore plus loin : lancer des opérations d’appui spécifiques à la stratégie nationale de modernisation du système de la commande publique.
Vous revendiquez la commande publique comme étant un moteur du développement ? Avez-vous un exemple concret qui permet de l’illustrer ?
Pour répondre à votre question, je pense à un secteur en particulier. Depuis plus d’une décennie, nous soutenons la transition énergétique du Royaume qui ambitionne de porter à 52% la part du renouvelable dans son mix énergétique en 2030. Dans cette perspective, nous avons, en tant que chef de file, cofinancé un mégaprojet de construction de cinq parcs éoliens totalisant une capacité installée de 850 mégawatts. Pour réaliser ce projet, ce sont nos règles et procédures en matière de passation des marchés qui ont été utilisées pour favoriser, dans l’attribution du marché, le critère d’intégration
industrielle.
C’est ainsi qu’un des leaders mondiaux de l’énergie éolienne s’est vu attribuer le contrat dans le cadre d’un consortium et a installé une usine de production de pales éoliennes à Tanger, première de son genre en Afrique et au Moyen-Orient. En majeur partie exportée vers les pays européens, sa production a organisé un transfert de savoir-faire structurant avec la création d’un centre de formation dédié. Plus de 600 ingénieurs marocains y ont été formés.
Dans ce cas, « D’une clause sur l’intégration industrielle insérée dans un appel d’offres destiné à livrer des parcs éoliens, nous voyons une usine moderne émerger, un territoire s’industrialiser et une offre exportable s’améliorer. Mais ce que je retiendrai le plus, ce sont les centaines de jeunes qui ont été formés, ont trouvé un emploi, sont restés dans leur pays et se sont projetés sereinement vers l’avenir.
Ces multiples effets positifs peuvent s’amplifier et se porter sur d’autres bénéficiaires, d’autres territoires et d’autres secteurs si la commande publique venait à dépasser le seul acte d’achat pour devenir une véritable politique publique qui intègre une approche holistique du développement.
Lire également : [Entretien] Noureddine Bensouda : « Commande publique : Les cautions provisoires, prochaine cible de la dématérialisation à partir de 2021 »
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D’après la Banque Mondiale “African investors remain risk-averse” and …. the funding requests lack speaking the language required for investment” . La situation est bien connue aux entrepreneurs africaines (Tony Elumelu, Africapitalism ). Nous pensons que quelque chose doit être fait, à moins que nous ne décidions de maintenir le status quo.Comment faire face à l’aversion au risque des capitalistes? Nous disons que dans la mesure où les déclarations de la Banque mondiale sont réelles, la meilleure façon pour faire face à la situation est de donner la chance aux financiers et participer à la prise de décision, l’apprentissage par la pratique étant la façon appropriée de diffuser le langage requis pour les investissements. Nous avons élaboré deux options : Option 1 : Intégrer les capitalistes dans un schéma de développement ; Option 2 : Fournir le capital d’amorçage pour la mise en place d’un Fonds National dans chaque Pays.
Notre proposition vise à inverser le processus de la prise de décision en donnant la chance aux investisseurs nationaux, financiers et entrepreneurs et les admettre dans les Board Rooms en tant qu’acteurs qui s’engagent à soutenir les économies de leur propre pays/région.
Un exemple pratique peut être fourni en référent au programme de la International Finance Corporation (IFC) dans les pays Mena. L’IFC pourrait mettre en place un Fonds Risques dans chacun des vingt pays Mena s’étendant de l’Iran au Maroc en utilisant même une petite tranche du budget de 2 milliards de dollars comme capital d’amorçage et en appelant les capitalistes nationaux et les entrepreneurs à agir en tant qu’actionnaires vraiment déterminés à financer à la fois démarrage (Start-up) et croissance (Growth-up), qui sont l’épine dorsale des économies des pays.
Dans ces conditions, une institution de financement du développement comme IFC (Groupe de la Banque mondiale axé sur l’investissement du secteur privé) pourrait jouer le rôle de facilitateur et de conseiller, sa présence étant aussi une garantie de l’opération.
À notre avis, l’option ci-dessus demande du temps pour être remplie, en considération que partager la décision signifie partager le pouvoir et donc le pas n‘est pas simple; enfin, il est à ajouter que le but ultime des financiers à tous les niveaux – de la Banque mondiale, du FMI, jusqu’à le banquier – n’est pas seulement de tirer un profit, mais d’influencer le budget des débiteurs et donc interférer dans leurs choix (voir institutions nationales et internationale).
C’est donc aux capitalistes Africains de prendre en charge l’avenir de leurs communautés, dans la perspective qu’un Fond National signifie la création d’emplois et la promotion des opportunités, ce qui peuvent contribuer à minimiser la migration des jeunes sans emploi vers l’Europe.