Interviewée par Imane Bouhrara |
Dans le marché numérique comparativement au marché classique, dans un monde plus globalisé ne reconnaissant pas les frontières des pays, la question de la régulation de la concurrence se pose telle une colle. Quelle approche la plus adéquate dans le cas marocain ? La question a été posée à Saloua Karkari Belkeziz, membre du Conseil de la concurrence, qui a justement pris part à une importante rencontre africaine tenue sur le sujet en Egypte.
EcoActu.ma : Dans quel cadre s’inscrivait la rencontre organisée en Egypte à laquelle vous avez participée ?
Saloua Karkari Belkeziz : Il s’agit d’une rencontre réunissant une dizaine de régulateurs africains spécifiquement sur la régulation du monde de l’économie numérique et digitale. Parce que justement le digital bouleverse tous les marchés quel que soit le secteur d’activité et donc les autorités et même la législation, doivent s’adapter à cette transformation numérique.
En quoi est-ce un défi de penser une régulation de la concurrence dans un marché numérique comparativement à un marché classique ?
Pour comprendre la spécificité de ce marché, je donne l’exemple des concentrations économiques. La procédure de traitement d’un dossier de concentration démarre par la définition du marché pertinent.
Dans un marché classique, il y a un fournisseur et un client. Dans l’économie numérique vous avez une troisième partie qu’est la plateforme numérique qui met en relation le client et le fournisseur.
Le cas d’Uber avec Careem, déjà traité en Egypte mais pas encore au Maroc. Ici par exemple, il faut disposer d’un agrément pour faire du transport des personnes, or les applications utilisées n’ont pas d’agrément.
Donc, il faut définir le marché pertinent : est-ce le transport des personnes qui nécessite donc un agrément ou le marché informatique ?
Uber explique qu’il s’agit de ce denier marché puisque la plateforme ne fait que mettre en relation un client et un prestataire. Or, le prestataire n’a pas d’agrément de transport de personnes.
Il y a aussi la question des seuils, à partir desquels les concentrations doivent être notifiées au régulateur de la concurrence.
Si à titre d’exemple, le seuil est de 50 MDH dans l’économie réelle, dans l’économie numérique, surtout les start-ups, le CA est nettement inférieur notamment dans les premières années.
Il se peut qu’un grand groupe cible l’acquisition d’une entreprise sans notifier l’autorité de concurrence, le seuil n’étant pas atteint, et qui ne saura pas l’impact d’une telle opération sur la stabilité du marché et sur la libre concurrence… ou qu’elle aboutisse ou pas à une position dominante.
Ce qui implique de réfléchir sur d’autres critères autres que le chiffre d’Affaires. C’était d’ailleurs un sujet de discussion entre pays africains lors de la rencontre tenue en Egypte, pour identifier des critères comme la valorisation de l’entreprise ou la valeur de la transaction.
La régulation de la concurrence n’implique pas seulement un marché national mais également son activité à l’international. Cela implique-t-il de voir le sujet sous un angle plus continental, surtout avec l’avènement du marché commun africain depuis la mise en œuvre de la ZLECAF ?
Cette question de concurrence dans le marché numérique se pose avec acuité avec l’avènement de la ZLECAF.
Une première réunion a déjà eu lieu pour discuter du cadre juridique que ce soit concernant le droit de propriété que le droit de la concurrence.
Ce qui implique pour le Maroc, d’anticiper les développements majeurs à venir et d’être parmi les premières économies africaines à jour, d’autant que des pays comme le Nigéria et le Kenya sont déjà en avance sur ce sujet, surtout face à l’opportunité qu’offre la ZLECAF au GAFA en Afrique et son écosystème numérique.
Et l’une des recommandations qui a émané de la rencontre organisée en Egypte entre autorités africaines est d’échanger le maximum de pratiques, voire de créer une plateforme digitale où chaque pays peut partager des cas traités ou des jurisprudences avec les autres.
Mais est-ce la même maturité des régulateurs dans ces pays ?
En Afrique, il y a des autorités qui dans leur appellation, on retrouve la protection des consommateurs volet très apparent et pas tacite.
Il y aussi des autorités qui ont juste un statut consultatif et pas de pouvoir de décision, donc elles proposent des sanctions qui doivent être impérativement validées par la justice de leur pays.
Dans ce sens notre réglementation est bien en avance comparativement à d’autres pays. Et on peut être un pont.
D’autant que de par sa composition, le Conseil de la Concurrence est pluriel et diversifié et son action et influence s’élargie également à travers des partenariats avec d’autres régulateurs et métiers au Maroc.
Puis il y a un autre point qui reste à discuter : faut-il adopter le modèle européen, qui règlement en amont, ou celui américain, qui réglemente en aval, ou encore construire notre propre modèle.
Le défi est de ne pas trop réglementer non plus, pour ne pas freiner l’innovation et le développement de l’écosystème numérique, y compris les start-ups.
Est-il envisageable d’entamer une action de concertation et de pédagogie sur la concurrence avec l’écosystème numérique comme le Conseil a déjà fait avec d’autres acteurs économiques et professions ?
L’approche du Conseil du monde numérique se fait en filigrane, le digital touchant à tous les secteurs et activités. Dans le rapport que nous préparons sur le secteur des assurances, nous avons audité l’AUSIM étant donné que l’assurance se digitalise de plus en plus. Donc on traite du digital pour tous les secteurs que nous auditionnons.
Dans les actions spécifiques, le Conseil de la concurrence a organisé à Marrakech une conférence internationale autour de la transformation digitale, entre régulation et compétitivité, en novembre dernier. C’est un marché indispensable qu’il faut structurer et accompagner par une evolution réglementaire aussi.