« Ce 12 décembre sera-t-il un tournant dans l’histoire de l’Algérie ? » était l’intitulé de mon article publié à la même date en 2019 à l’occasion des élections présidentielles algériennes, qui se sont passées après un réveil citoyen et des mobilisations collectives tout au long de l’année 2019, et qui rejetait à la fois ce scrutin et la junte militaire oligarchique qui a pris en otage le destin de ce pays depuis son indépendance en 1962…
Hélas, le 12 décembre 2019 n’était pas un tournant historique pour l’Algérie, et le régime algérien, resté figé entre les mains des militaires, qui d’une part n’arrive pas à répondre aux revendications de la société et du peuple algérien.
Et d’autre part, use encore et toujours fallacieusement de la théorie de l’ennemi de Carl Schmitt pour désigner un ennemi extérieur : Le Maroc.
Seulement, le Royaume Chérifien marche sereinement et fermement sur la voie d’une diplomatie éclairée pour conforter ses droits historiques et juridiques sur l’ensemble de ses territoires et aussi son leadership en tant qu’acteur géostratégique principal et inébranlable dans l’arène régional, continental et du Moyen-Orient
Ceci dit, et pour comprendre le marasme politique et socio-économique que connaît l’Algérie, je vous propose une rétrospective des causes et des effets de cette crise qui remonte à un temps si lointain à cause des prises de décisions d’un régime autoritaire centralisé autour d’un parti unique.
Les causes profondes de la crise politique et socio-économique algérienne de 2019
Le parti unique : symbole d’une « légitimité » de la guerre de libération
La crise politique algérienne n’est pas l’apanage des quelques mois de mobilisation collective de la société civile face à une cinquième candidature de l’ex président Bouteflika, mais elle trouve ses origines dans un passé lointain qui remonte à l’ère de l’indépendance de l’Algérie.
En effet, l’Algérie qui a payé un lourd tribut lors de la guerre d’indépendance, qui a duré huit longues années (1954-1962) avec plus d’un million de martyrs, s’est inscrite dans l’édification d’un régime autoritaire de parti unique qui tire sa légitimité historique de cette guerre de libération.
A l’image de plusieurs pays qui ont conduit des guerres de libération, le parti unique, érigé en parti-Etat, va développer la théorie de la construction nationale qui avance pour fondements que seul le parti unique est garant du développement et de l’unité nationale.
Toutefois, ces régimes autoritaires vont encadrer la vie publique par les différentes branches du parti unique, tout en mettant en action le principe de la sécurité de l’Etat et les polices politiques afférentes avec une répression à toute opposition et l’instauration de surcroît d’une domination militaire qui trouve aussi son pendant de légitimité dans le combat de l’armée de libération pour l’indépendance.
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L’ordre politique autoritaire et l’échec du modèle économique
L’ordre politique instauré par le parti unique algérien, le FLN (Front de libération nationale), va étouffer la société civile et empêcher tout développement équilibré.
Le modèle économique adopté par le régime va connaître un échec cuisant pour plusieurs raisons.
D’abord, la nationalisation du secteur agricole qui était la principale richesse du pays à l’aube de l’indépendance, va se faire avec une conduite centralisée et bureaucratique qui bloquera la production agricole.
Ensuite, l’industrialisme qui régnera entre les années 1967 et 1978 pour construire une économie indépendante et intégrée dans des délais courts, donnait l’illusion d’une réussite surtout avec le premier choc pétrolier de 1973 et l’augmentation du prix des hydrocarbures. Seulement, malgré les investissements colossaux, la croissance était très lente, et le secteur agraire va payer les frais de cette industrialisation massive.
En effet, la majorité des projets dont l’objectif était une croissance très rapide, va tourner à un rythme très lent et le recours aux entreprises étrangères va pour sa part rendre la dépendance technologique très couteuse.
Les conséquences de cette politique économique vont être très manifestes pour la société algérienne.
D’une part, le surendettement a atteint des niveaux vertigineux avec une dette qui passe de 2.7 milliards de dollars en 1972 à 23.4 milliards de dollars en 1979.
D’autre part, la surconsommation conduit à une augmentation effarante des produits importés ; soit 48 % du PIB en 1978 et par conséquence l’autosuffisance alimentaire qui était de l’ordre de 70 % en 1969 est passée à seulement 30 % en 1980 avec la moitié des céréales, 70 % de l’huile, les deux tiers des légumes secs et la quasi-totalité du sucre importés.
Toutes les mesures entreprises pour relancer l’économie échouent. Malgré la nationalisation du pétrole et les projets d’industrialisation, le pays est resté dépendant économiquement[1].
Le destin de l’Algérie, pris en otage par la dépendance à la rente pétrolière qui représente environ 40 % de son PIB, va basculer à cause de l’échec de ce modèle économique vers l’apparition des prémices d’une crise socio-économique, qui se traduit dans les années 80 par l’exacerbation des tensions sociales qui vont voir le jour suite à la baisse du prix du pétrole.
Le prix du baril qui valait 40 dollars en 1979 a chuté à 12 dollars en 1988, provoquant la perte de 40% des ressources de l’Etat ainsi que 5 milliards de dollars en 3 ans[2].
Avec la chute du prix du pétrole, l’Algérie s’est trouvée contrainte de réduire ses importations en pièces de rechanges pour ses usines qui vont tourner au ralenti et même fermer pour certains d’entre-elles.
L’offre de travail devient de plus en plus rare, les diplômés ne trouvent plus d’emploi, le pays est contraint d’importer plus que 80 % de ses produits alimentaires…
La pénurie de ces produits devient même fréquente et va créer une économie sous terraine avec des marchés parallèles, des intermédiaires, le règne de l’informel et du marché noir.
La corruption devient quant à elle endémique, le détournement des biens de l’Etat, la baisse spectaculaire des transferts d’argents des Algériens résidants à l’étranger et les obligations financières internationales conjuguée à la dette extérieure obligent le pays à recourir au Plan d’Ajustement Structurel (PAS).
L’émergence des mobilisations collectives en 1985 et la fin du mythe du parti unique libérateur et unificateur
Les premiers signes de révolte apparaissent en 1985, ensuite c’est la révolte des étudiants et des lycéens de Constantine qui surgit en novembre 1986.
Hélas, la conduite du régime face à ces différentes crises socioéconomiques et aux revendications de la population ne s’est pas traduite par des réponses efficaces pour satisfaire le peuple qui gronde et ni parvenue à freiner l’arrivée des premières mobilisations collectives qui vont tourner au drame.
En effet, le 4 octobre 1988, les émeutes d’Alger et l’intervention très musclée des militaires virent au bain de sang, et vont marquer au fer rouge la population qui avait adulé et auréolé un régime au vu de la légitimité que celui-ci tirait de la guerre d’indépendance.
Si la révolution démocratique de 1988 a mis fin au régime du Parti unique, le multipartisme instauré par la Constitution de 1989 était très rationnalisé.
La tentative de relance de l’économie par le président Chadli pour absorber la colère des Algériens en créant des emplois, des logements mais surtout tenter de stopper l’avancée du Front islamique du salut (FIS), fût vaine.
Ainsi, les élections municipales et régionales de 1990 vont donner une large victoire au FIS.
En 1991, le parti remporte 47 % des suffrages au premier tour des législatives.
L’annulation du second tour en 1992, la dissolution du FIS, l’assassinat de Boudiaf et l’attentat à la bombe le 26 août de la même année dans l’aérogare d’Alger, attribué aux islamistes, sonnent le glas d’une décennie noire.
La fin de la décennie noire, la réconciliation, les promesses d’une réforme face au clientélisme du nouveau (ancien) régime
Après la réconciliation et le retour triomphal d’Abdelaziz Bouteflika qui remporte l’élection présidentielle en 1999 avec 73,8 % des suffrages, la population voulait tourner la page du passé avec tous ses drames.
Seulement, l’Algérie qui choisit la « désindustrialisation » va encore commettre la même erreur en hypothéquant une autre fois son modèle économique par la rente des hydrocarbures qui vont nourrir beaucoup d’espoir au début avec la hausse vertigineuse des cours.
Avant de déchanter quand les prix mondiaux chutent sonnant encore une fois l’heure de la crise politique et socio-économique.
En même temps que les tensions sociales montent en sourdine, l’argent du pétrole va alimenter le système de distribution dont va se servir le régime pour développer un clientélisme à tous les niveaux.
L’Algérien de la classe moyenne ne va pas bénéficier réellement de cette justice sociale tant vantée par le régime, et les retombées du clientélisme vont alimenter davantage le mécontentement de la population à titre individuel, collectif ou même régional.
Il est utile de rappeler que la mobilisation collective en Algérie a déjà épousé le vent du « printemps arabe » en 2011.
En effet, en janvier 2011, le peuple algérien a occupé la rue pour revendiquer le changement.
Certes, le régime a essayé de répondre avec des initiatives majeures lors de la conférence nationale, boycottée par les deux grands partis de l’opposition, le FFS (Front des forces sociales) et le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie).
Parmi les réformes politiques promises, figurent quatre lois organiques se rapportant au régime électoral, à la représentation des femmes dans les assemblées, les incompatibilités avec un mandat parlementaire et l’autonomie des départements.
Seulement, ce projet de transition démocratique est vite passé aux oubliettes surtout après l’attentat meurtrier contre l’académie militaire de Cherchell qui a fait dix-huit morts en aout 2011.
Suite à cela, la réforme électorale est adoptée avec la création d’une commission électorale indépendante, mais dont les membres sont désignés par les neufs partis politiques « autorisés à présenter des candidatures sans dépôt de listes de signatures »[3].
En d’autres termes, les trois partis qui composent l’alliance présidentielle et qui sont largement majoritaires à l’assemblée seront majoritaires aussi dans la commission.
Les élections législatives de 2012 qui préparaient les présidentielles de 2014 étaient marquées par la dualité de deux clans du régime.
Celui de Bouteflika et celui de son premier ministre Ouyahya, qui était supposé être le candidat naturel du Rassemblement présidentiel. Seulement, c’est le clan du président en place qui avait eu le dernier mot.
Les enjeux politiques, la théorie de la frustration relative et le répit temporaire accordé par la pandémie du Coronavirus
La mobilisation collective a bel et bien marqué l’année 2019 en Algérie avec des conséquences plus ou moins importantes, toutefois mises en stand-by avec la pandémie du Coronavirus.
En effet cette mobilisation collective ou cet « Agir ensemble intentionnel »[4] dont l’objectif est de définir un nouvel ordre de vie politique en Algérie à travers le changement, s’est inscrite dans une certaine mesure dans la théorie de la frustration relative : ce véritable carburant des mouvements sociaux, qui estime qu’il y a un décalage entre les attentes socialement construites et la perception du présent, avec à la fois une crise économique galopante et marquée par la récession.
Ou encore selon l’approche de M. Bennani – Chraïbi et O. Fillieule dans leur analyse du printemps arabe en 2011, « avec la présence des causes macrosociologiques ou structurelles qui se définissent dans le poids des réformes néolibérales, le déclassement des diplômés, le chômage des jeunes, l’essoufflement des régimes autoritaires en place, le développement des nouvelles technologies et le potentiel des mobilisations qu’elles recèlent (Facebook qui permet et la diffusion de l’information en temps réel, la coordination du mouvement et réduit le coût de la participation)[5]», qui se conjugue par ailleurs avec un rejet du régime politique à qui elle fait porter tous les torts.
A ce niveau, cette dynamique entre l’action collective et les réponses du régime nous projette dans l’approche analytique de la dynamique du système politique selon David Easton.
En effet, la population à travers la mobilisation collective présente ses exigences et ses revendications, et maintient la pression sur le système pour le changement, et s’inscrit dans la dynamique des inputs, qui par ailleurs comporte aussi des soutiens qui confortent le pouvoir en place.
Le système politique, dans la dynamique des outputs, a trois formes de réponses, qui sont la régulation, la satisfaction des demandes ou la répression.
Le régime en Algérie a essayé de réguler la situation avec des réponses qui n’ont pas satisfait le mouvement collectif et surtout pour arriver à terme à la tenue de l’élection présidentielle ce 12 décembre 2019.
L’analyse des exigences de l’action collective qui a duré dix mois en comparaison aux soutiens du régime au regard des outputs du système, montre que les demandes sont supérieures et plus fortes que les soutiens et conduisent inéluctablement à la crise politique caractérisée par l’impasse.
Pour conclure, le système composé par l’oligarchie militaire et l’oligarchie politique, a essayé d’une part de régler temporairement la crise politique algérienne par la tenue des élections présidentielles tout en réglant des comptes internes à travers le sacrifice de certains de ses enfants en les mettant en prison.
D’autre part, et pour distraire la société algérienne sur ses vrais problèmes et ses véritables revendications sociales et économiques, il n’a cessé d’utiliser la théorie de l’ennemi pendant toute l’année 2020 et encore aujourd’hui en s’attaquant au Maroc, soit en tirant les ficelles de l’entité fantoche du polisario créée en toute pièce lors de la guerre froide, pour semer lors de ces derniers mois de la zizanie dans la région d’El Guergarat et pousser le Royaume à rompre le cesser-feu installé depuis 1991, ou encore sur les tribunes de l’Union Africaine où le retour triomphal du Maroc en 2017 n’a pas encore pu être ingurgité par les décideurs algériens, et puis par la propagande fallacieuse d’une presse algérienne aux ordres…
Par Ali Lahrichi,
Universitaire et Docteur en Droit Public et Relations internationales
[1] Marc Raffinot ; A marche forcée, l’industrialisation, Manière de voir, « Algérie, 1954-2012. Histoire et espérances », Le Monde diplomatique, Numéro 121, Février-mars 2012, pp32-34
[2] Vents de réformes en Algérie, Le Monde diplomatique, octobre 1986, in Manière de voir, Le Monde diplomatique, « Algérie, 1954-2012. Histoire et espérances », Numéro 121, Février-mars 2012, Ignacio Ramonet « Révolte d’une jeunesse sacrifiée », pp36-39.
[3] Jean-Pierre SERENI, Un printemps qui se fait attendre, Manière de voir, Le Monde diplomatique, Numéro 121, Février-mars 2012, pp 8-11.
[4] Éric NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, coll. « Repère », La Découverte, 1996.
[5] M. BENNANI-CHRAIBI, O. FILLIEULE, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires. Retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, 5,2012.