Le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel vient d’être décerné à Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer pour leurs travaux sur des expériences de lutte contre la pauvreté menés au sein d’un laboratoire de recherche du MIT (Massachusetts Institute of Technology), l’Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL).
Dans cet entretien, Rédouane Taouil, professeur à l’université de Grenoble, livre des éléments de réflexion sur l’approche des lauréats en s’interrogeant sur le contexte de son affirmation en tant que vogue d’analyse, sur sa méthode d’expérimentations contrôlées et son impact sur l’économie du développement.
Comment peut-on expliquer la promotion de l’approche du J-Pal comme vogue au sein de l’économie du développement placée sous le signe d’«expérimentations sociales pour lutter contre la pauvreté » ?
La stratégie du laboratoire entrelace trois postures pour légitimer son domaine d’analyse, sa méthode et ses préférences de politiques publiques.
D’abord, l’approche en termes d’expérimentations aléatoires prend le contrepied de la macroéconomie qu’elle juge inapte à un double point de vue : d’une part, elle considère que la technique des régressions, qui consiste à étudier la relation entre une variable à expliquer et une ou plusieurs variables explicatives, est impropre à détecter des causalités ; d’autre part, elle postule que la complexité du développement ne se laisse pas défricher dans la perspective macroéconomique plaidant ainsi pour l’analyse séparée d’objets, tels que la santé, l’éducation, le micro-crédit ou la corruption, sous le primat de comportements individuels. Ensuite, le J-Pal met en avant le recours aux évaluations aléatoires de terrain apparentées aux essais cliniques, dont il se revendique, comme la marque distinctive de son projet alternatif.
Enfin, il affiche ses orientations normatives en rattachant son approche à l’évaluation de l’efficacité des programmes publics ou privés et à son corollaire, la définition de politiques fondées sur des preuves (evidence-based policy).
Au fond, c’est « contre l’économie politique » que s’inscrivent en faux les lauréats en revendiquant l’élaboration d’une ingénierie de la pauvreté dont l’objet est « la traduction de l’investigation en action ».
Comment se spécifie la méthode mise en œuvre dans le cadre de cette entreprise ?
Le principe des expérimentations contrôlées, dites également randomisations, est d’appréhender l’impact d’actions menées par l’Etat, la société civile ou des agences afin d’en mesurer l’efficacité. A cet effet, sont comparés les résultats de groupes aléatoirement constitués, l’un soumis au traitement, l’autre servant de témoin. L’estimation s’appuie sur l’effet causal par la construction d’un contrefactuel qui quantifie la situation de l’individu suite à sa participation au traitement et celle associée au cas où il appartient à l’échantillon de contrôle. Comme il n’est pas possible d’observer ces deux situations, le mode d’évaluation définit l’effet moyen du traitement en supposant que le résultat moyen du groupe bénéficiaire en l’absence de participation au programme est égal à celui du groupe témoin. L’impact effectif se mesure par celui exercé sur la population des traités.
Ainsi conçue, cette méthode, fondée sur des résultats potentiels, est censée éviter le biais de sélectivité : le tirage au sort débouche sur la formation d’échantillons comparables de nature à garantir l’isolement des effets, à la différence des expériences en laboratoire. Pour autant, le J-Pal tient le principe de la dépendance contrefactuelle pour l’étalon-or en cherchant à importer la crédibilité des sciences biologiques et médicales.
Cette méthode d’explication causale a donné lieu à un engouement tant dans les pays développés que dans les pays du Sud. On parle même au sujet de ces derniers de « nouvelle économie du développement ».
Cet engouement, qui s’est au demeurant ralenti, est dû à trois facteurs. Primo, la décennie 2000 a été marquée par la proclamation de la « révolution de la crédibilité » par Angrist et Pischke, lesquels soutiennent que les avancées des techniques économétriques et l’extension formidable des bases de données offrent des opportunités pour « faire parler les faits » et développer ainsi le contenu empirique et la visée évaluative de l’Economie. Les expérimentations aléatoires ont bénéficié de cet élan qui s’est accompagné d’un reflux de l’intérêt pour la théorie au profit d’études locales faisant massivement appel au témoignage des données.
Secundo, contrairement à une idée répandue y compris chez des critiques de l’approche du J-Pal, celle-ci ne se démarque pas du consensus de Washington, paradigme du développement dominant : outre qu’elle fournit une caution aux politiques de ciblage de la pauvreté, elle participe de la consécration du référentiel du marché et de ses politiques publiques qui est le noyau dur de ce consensus. Last but not least, à la différence de nombre d’approches, les randomisations manifestent une triple imbrication entre les dimensions analytique et prescriptive et la traduction pratique.
Cette imbrication est visible à travers l’intervention du J-Pal dans le forum scientifique, par le truchement de réseaux d’universitaires, permettant la diffusion des recherches et la promotion académique, dans le forum de l’expertise par le biais de la conduite d’expérimentations, et politiquement, au moyen de lancement de programmes avec acteurs publics et privés nationaux et internationaux. Cette intervention multiforme, qui fait du J-Pal une institution au service d’« une science pour l’action », tient lieu d’un puissant argument de persuasion en faveur de la réplique des expériences et de la pertinence des généralisations.
Les méthodes d’évaluation comme la mise en pratique des randomisations ont suscité un large débat qui a pointé l’intérêt du protocole expérimental et ses difficultés…
Ce débat s’est structuré rapidement autour du double examen de la validité interne, qui recouvre la qualité de l’inférence causale, et la validité externe afférente à l’extrapolation des estimations de comportement à d’autres populations. Un large consensus a alors émergé reconnaissant que les expérimentations contrôlées ont à leur actif la satisfaction aux critères de validité interne suite à l’éviction du biais de sélectivité ; l’autre forme de validité, quant à elle, est loin d’être acquise. L’une des conséquences de ces termes du débat est que l’analyse causale, qui est la pierre angulaire de l’expérimentation, n’a guère sollicité la réflexion (1).
Comme le propose Paulré, c’est à l’aune du déploiement de cette procédure que l’évaluation d’impact doit être appréciée. L’effet Hawthorne qui exprime le changement de comportement produit par l’intérêt de participer à une expérience, et l’attrition correspondant au retrait d’un programme causé par sa mise en œuvre, souvent minorés, reflètent les difficultés à isoler l’impact du traitement. Ces biais, qui attestent la dépendance à l’égard du contexte de l’expérimentation, impliquent que les résultats sont nécessairement ambigus et la relation causale suspecte.
Cette contingence, caractéristique de la démarche empirique, a pour conséquence la variabilité et partant la précarité des énoncés. Comme telle, elle compromet l’ambition de généralisation. Qui plus est, la quête de l’effet causal poursuivie par l’action expérimentale est contrainte par la satisfaction de conditions impliquées par les techniques quantitatives. Le modèle de base du J-Pal suppose que le résultat potentiel d’un individu dépend de sa seule participation au traitement. Cette hypothèse, qui est nécessaire à l’estimation de la moyenne des observations des groupes test et témoin, implique l’absence d’interactions entre les unités.
Dans le même temps, l’impact sur un individu A est considéré comme identiquement égal à celui produit sur un individu B. La combinaison de ces hypothèses a pour corollaire l’indifférenciation des individus. Si de telles hypothèses peuvent être admises dans le cadre d’une inférence théorique, elles sont à questionner lorsqu’elles sont mobilisées par une démarche qui prône l’impératif de hard evidence.
L’examen de diverses expériences, dont précisément celles mises en valeur par le J-Pal, révèle des interdépendances entre les promoteurs des programmes et les participants comme entre ces derniers qui compromettent la mesure des effets et plus encore la détermination de l’effet causal. Ce hiatus est, comme le relève avec force Desrosières, le signal d’une tension entre le savoir pour la connaissance et le savoir mis au service de la décision et l’action. En accordant la priorité à l’ingénierie, le J-Pal en vient à mettre l’accent sur l’évaluation de l’efficacité globale en comparant des moyennes, comme en témoigne la prévalence du critère it works or not. Sous ce rapport, l’administration des preuves de causalité cède la place à des quantifications destinées à justifier des dispositifs d’incitation.
Quelle est, en somme, l’influence exercée sur la configuration de l’économie du développement ?
L’approche en termes d’expérimentations aléatoires est emblématique du rétrécissement de l’objet et de la problématique de cette discipline. En ramenant la question du développement à la production de savoirs quantifiés arc-boutés à des actions de lutte contre la pauvreté, elle procède d’une réduction qui accorde un statut hégémonique aux comportements. L’attitude tranchée face à la macroéconomie enveloppe de multiples conséquences. En premier lieu, elle restreint le champ du développement à l’étude des préférences et choix d’individus privés qui n’ont pas accès à certains biens et à l’évaluation de la capacité des programmes à modifier les comportements.
Dans ce contexte, le bien-être social se résume à ces changements. En second lieu, elle disqualifie la capacité des politiques économiques à produire des transformations d’ampleur dans la répartition des ressources et des opportunités et, partant, des droits et libertés. Ce faisant, elle évacue les enjeux démocratiques des choix publics à commencer par des mesures destinées à atténuer la pauvreté dans les domaines sanitaire et éducatif. Au nom de savoirs « pratiques et modestes », l’Etat doit renoncer à l’incorporation de la question de la pauvreté et celles corrélatives d’équité, de lutte contre les inégalités de capacités d’action, de cohésion sociale et de croissance dans l’agenda de ses actions.
En définitive, comme l’écrit Cartwirght « Le bénéfice des conclusions dérivées dans le cas idéal (des expérimentations) a pour contrepartie un coût exorbitant : l’étroitesse de la portée ».
(1) Mohamed Soual mène à l’université de Grenoble une recherche doctorale sur les travaux des lauréats qui porte sur cet angle d’analyse.