- Le dialogue social est en panne au Maroc avec une absence de dialogue sectoriel ou de dialogue au niveau régional.
- Les réunions tripartites se focalisent sur le salaire minimal passant à côté de questions clés comme l’amélioration des compétences des salariés, d’où l’importance pour chaque acteur de repenser son rôle.
- Volatilité des marchés, ruptures technologiques, obsolescence et la rénovation rapides des procédés et des compétences au libre mouvements des capitaux et des cours de change… autant d’éléments auxquels doit se préparer le dialogue social.
- Un tour d’horizon avec Fouad Benseddik, membre du Conseil économique, social et environnemental et directeur des méthodes de l’agence de notation sociale Vigeo-Eiris.
ecoactu: Le format actuel du dialogue social, tripartite, n’est-il pas dépassé ?
Fouad Benseddik: Le tripartisme a été inventé au début du 20ème siècle (1918), mais il n’est pas archaïque. Il a été conçu, avec la création de l’Organisation internationale du Travail (OIT), pour réunir autour d’une même table les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs. Son objectif est de compléter, dans chaque pays, la démocratie politique par des règles et des mécanismes de démocratie sociale. Là où le tripartisme ne marche pas bien c’est dans les pays où la démocratie politique est elle-même en panne. Le tripartisme a permis, à l’échelle internationale et dans de nombreux pays, de produire des normes qui ont servi à civiliser les relations professionnelles et améliorer les conditions d’emploi et de travail. Quand il est pratiqué avec sérieux, le tripartisme est d’une modernité incontestable. Mais le dialogue social tripartite ne doit pas se réduire à une mise en scène ou à des jeux de posture. Il a besoin d’interlocuteurs représentatifs, qui savent pourquoi ils sont là et de quoi ils parlent, porteurs de visions et de demandes précises, capables à la fois de s’engager au nom de leurs mandants et de prendre en compte les intérêts légitimes de leurs interlocuteurs ainsi que l’intérêt général. Et il a besoin aussi d’un cadre cohérent : le dialogue social tripartite doit garantir l’existence et le bon fonctionnement d’un dialogue social paritaire direct, entre les employeurs et les représentants des travailleurs, dans les branches et les secteurs d’activité et au niveau des entreprises.
A quoi ressemble le dialogue social au Maroc ?
Le dialogue social marocain est en panne depuis des décennies et chacun des acteurs en porte en partie la responsabilité. Au niveau national les réunions tripartites, après les cérémonies d’ouverture, dépassent rarement le point de l’ordre du jour relatif au salaire minimal. On ne parvient pas encore à discuter de questions clés comme l’amélioration des compétences des salariés, leur santé et leur sécurité au travail, la prévention et la couverture des accidents et des maladies professionnelles, ou des nouveaux risques sociaux ; on n’appréhende pas encore les moyens d’améliorer la compétitivité des entreprises et leur développement alors même que près de 65% d’entre elles emploient moins de 3 salariés et ont du mal à investir pour grandir. En outre, et cela est préoccupant, il n’existe quasiment plus de dialogue sectoriel et le dialogue au niveau régional ne démarre pas. Au final, c’est à l’échelle des entreprises seulement que du dialogue paritaire existe. On le rencontre parmi les quelques grandes entreprises privées ou publiques qui représentent moins de 2% des employeurs. Ou alors, c’est en raison de l’inapplication du droit du travail que vont surgir dans les entreprises privées des sections syndicales qui vont par le conflit, et à leurs risques et périls, essayer de se faire reconnaître pour négocier la mise en conformité de leurs statuts et de leurs revenus avec la loi.
Comment innover pour faire avancer ce dialogue, avec des déclinaisons sectorielles et régionales également ?
Le dialogue social doit servir à réduire les incertitudes, à prévenir les conflits et à faire avancer d’un même élan la création de la richesse et sa juste redistribution, la compétitivité et le développement humain, le profit et la protection sociale. Personne aujourd’hui, et nulle part, n’est en capacité de dire ce que seront les emplois et les relations professionnelles dans dix ans, ou même à cinq ans. Le dialogue social doit permettre aux employeurs et aux salariés de se préparer à la volatilité des marchés, aux ruptures technologiques, à l’obsolescence et la rénovation rapides des procédés et des compétences au libre mouvements des capitaux et des cours de changes. Il ne s’agit pas d’avoir peur du monde qui vient mais de s’y adapter et d’en saisir les opportunités. Pour ce faire, les organisations d’employeurs, les syndicats et les chambres professionnelles doivent se transformer en profondeur, pour gagner en expertise, en imagination, en savoir-faire et devenir des forces de proposition, des structures d’aides aux acteurs. Chaque branche, chaque secteur, chaque région devraient se doter d’un plan d’action pour la mise en place de lieux et de mécanismes de dialogue social donnant lieu à des conventions collectives couvrant les questions d’emplois, de formation, de santé et de sécurité, de protection sociale.
Peut-on parler de renouveau du dialogue face à la posture de l’Etat, à la fois régulateur et employeur ?
Le gouvernement a une double responsabilité qu’il lui faut clarifier. En tant qu’employeur, il doit conduire un dialogue avec les représentants de ses fonctionnaires un dialogue paritaire et distinct du dialogue tripartite qu’il engage avec les employeurs et les travailleurs du secteur privé. Il n’est pas justifié que les syndicats et les employeurs du secteur privé négocient les traitements ou les pensions des agents civils et des fonctionnaires de l’Etat. Mais il n’est pas normal non plus que l’Etat renonce à sa fonction régalienne de faire respecter les libertés fondamentales, et en particulier le droit de grève, ou qu’il laisse se répandre la concurrence déloyale de ceux qui en ne respectant pas les minima légaux en matière de salaire, de paiement des cotisations sociales et de sécurité et de santé au travail menacent l’emploi et le secteur formel dans sa globalité.
Suffit-il à l’ère de digitalisation et des mutations de l’environnement du travail, des seuls syndicats pour encadrer le corps travailleur (plus d’une vingtaine de syndicats) ?
Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’existence des syndicats et les mutations technologiques. Le syndicalisme est l’enfant historique de l’industrie et du progrès de la technologie. Des enjeux et des risques lourds sont en train de surgir avec les nouvelles technologies qui vont renforcer le besoin des salariés de se syndiquer et les responsabilités des syndicats : le droit au respect de la vie privée et des données personnelles, le droit à la déconnexion du téléphone mobile, à la protection de la santé contre les risques psychosociaux, le droit au repos, à la formation, au partage des revenus issus des gains de productivité, les nouvelles formes de protection sociale, la polyvalence des compétence. Le champ et les thèmes de l’action syndicale vont se transformer et les syndicalistes de nouvelle génération porteront ce mouvement par nécessité.
De par votre autre casquette de Vigeo-Eiris, le patronat, et par ricochet les entreprises, a-t-il conscience de l’importance de l’instauration d’un climat serein et des conditions favorables de travail comme véritable relais de croissance, à l’heure où le modèle économique du Maroc a atteint ses limites ?
Certaines entreprises sont remarquablement avancées. Elles sont la preuve qu’il est possible de faire vivre des liens de concertation, de dialogue mais aussi de négociation collective entre employeurs et représentants de salariés dans l’intérêt des uns et des autres et dans l’intérêt de l’entreprise en tant que tel. A quoi tient leur succès ? Bien-sûr que la taille de l’entreprise et son secteur d’activité influencent la possibilité et la qualité du dialogue. Mais le facteur décisif, qui à chaque fois me surprend et me fascine, c’est le rôle clé des équipes dirigeants, leur culture du dialogue, leur capacité à comprendre que derrière la notion de capital humain il y des droits des personnes humaines et des collectifs qui ont des droits, des intérêts et une dignité qu’il est fondamental de respecter.