L’industrie automobile est un secteur qui a connu une percée remarquable durant les 10 dernières années. Sauf qu’aujourd’hui, malgré les importantes avancées, il serait judicieux de penser comment sécuriser les acquis. Youssef Guerraoui Filali, Directeur du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management revient sur les garde-fous à mettre en place pour mieux maîtriser les risques et négocier en position de force.
EcoActu.ma : L’industrie automobile marocaine a connu un essor remarquable permettant au pays de réaliser une percée à l’échelle internationale dans le domaine de l’automobile. Quelle appréciation faîtes-vous du secteur notamment dans la conjoncture actuelle marquée par un ralentissement de l’activité au niveau mondial ?
Youssef Guerraoui Filali : Au Maroc, l’industrie automobile est un secteur à fort potentiel de croissance. D’une part, vu l’augmentation exponentielle de la demande intérieure sur la décennie écoulée (2010-2019) grâce aux différentes facilitations bancaires et financières pour l’accès aux prêts pour véhicules et engins au profit des particuliers et des professionnels. D’autre part, eu égard aux différents atouts du Maroc en termes de réduction des coûts et disponibilité de la main d’œuvre (comparativement avec l’Europe), et vu le positionnement stratégique du Royaume sur le Continent Africain et tout le pourtour de la Méditerranée.
De ce fait, le ralentissement de l’activité mondiale n’a pas impacté le Maroc, du moment où il continue de réaliser de la croissance, en atteignant une capacité productive de 700.000 unités et avec une ambition d’atteindre un million d’unités d’ici 2022. Encore mieux, les exportations automobiles sont en tête d’affiche au niveau des exportations enregistrées dans la balance commerciale, et dépassant même l’exportation des phosphates et dérivés.
Le Maroc a séduit en effet de grands groupes français, mais ce qui me gêne, personnellement, est l’expédition de la valeur ajoutée vers d’autres pays. Le Maroc a véritablement besoin de s’approprier les technologies de production en économie d’échelle, notamment la maitrise parfaite de l’univers de « l’industrie 4.0 » et des processus relatifs aux objets interconnectés tels que les « Cyber Physical Systems ». Ainsi, le Maroc deviendrait pionnier en Afrique et la dépendance d’expertise extérieure sera renversée.
La déclaration du ministre français de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire sur la délocalisation des deux constructeurs français (Renault et PSA) avait suscité une vive polémique sur les risques qu’encourt l’industrie automobile marocaine. Dans quelle mesure la présence de deux constructeurs automobiles de même nationalité rend-elle le secteur automobile marocain vulnérable ? Faut-il s’en inquiéter ?
De mon point de vue, il ne faut pas trop s’en inquiéter. Un désinvestissement rapide d’un opérateur automobile français lui fera supporter beaucoup de pertes, surtout que les amortissements matériels en agencement et construction sont en cours d’exécution. En revanche, le Maroc doit agir en aval en diversifiant ses partenaires et investisseurs potentiels. A mon avis, il est temps d’aller vers d’autres industriels en Asie et en Amérique. Car plus on diversifie le portefeuille, plus on maitrise les risques et plus on négocie en position de force.
Mais pour cela, le Maroc doit développer davantage des centres d’innovations en ingénierie automobile, afin de s’approprier les expertises industrielles de production des pièces automobiles, ainsi que les opérations montage et de rassemblement pour préparer l’ouverture à d’autres investisseurs mondiaux.
Par rapport à la polémique du Ministre Français, c’est une déclaration politique pour provoquer un débat franco-marocain autour des investissements français réalisés sur le territoire marocain. In fine, il y a des intérêts partagés et des gains en productivité importants qui sont réalisés au Maroc et personne ne peut nier cette vérité. Le Royaume est plus compétitif en termes de coûts, et c’est aussi une porte d’entrée vers toute l’Afrique en l’occurrence un centre de distribution stratégique pour les opérateurs automobiles français.
Quels sont les garde-fous à mettre en place pour sécuriser toutes les avancées réalisées dans ce domaine ?
Il s’agit, tout particulièrement, de développer de l’Upskilling permettant d’assurer un apprentissage continu au niveau de l’usine baptisée « Smart Factory », en assurant une mise à jour continue des connaissances en vue de booster la productivité et la créativité des ressources. Dans cet ordre d’idées, le travail à la tâche ouvrière ne favorisera pas le développement de compétences locales propres. En effet, la montée en compétence est devenue un enjeu crucial pour l’appropriation des nouvelles technologies de production automobile.
Mais au-delà, il s’agirait de renégocier les contrats d’implémentation au Maroc en favorisant du « Reskilling », permettant d’assurer un transfert continu des compétences garantissant l’amélioration de la compétitivité technologique des ressources humaines marocaines.
S’agissant du tissu économique marocain, il est question d’appui aux petites moyennes entreprises qui opèrent dans ledit secteur. Le nouveau projet de charte de l’investissement est en effet une occasion propice pour promouvoir la commande privée à adresser aux PME marocaines. Le soutien à cette catégorie d’entreprises leur permettra de s’inscrire dans des chaînes de valeur mondiales, et par conséquent, permettra d’améliorer considérablement la balance commerciale du Pays et la valeur ajoutée du tissu entrepreneurial marocain.
L’enjeu est de taille et les défis sont multiples, s’agissant d’une guerre économique régionale catalyseur d’innovations disruptives et de positionnement technologique. Le Maroc a en effet tout ce qu’il faut pour réussir son accélération industrielle, surtout une main d’œuvre qualifiée et compétitive, mais en revanche moins d’ingénieurs qualifiés en technologies automobiles et c’est là où il va falloir miser le plus pour les prochaines étapes.
Pensez-vous que le Maroc arrivera-t-il à développer une industrie automobile 100% marocaine ?
Nous avons tout ce qu’il le faut pour le réaliser à terme. Par conséquent, il s’agira d’accompagner de jeunes innovateurs en la matière. L’accès au financement et le soutien technique restent nécessaires pour le développement d’une technologie automobile 100% Marocaine.
Si on sera capable de monter un écosystème purement marocain, de la production des pièces et des articles jusqu’au montage complet du véhicule et les tests « drive » afférents, on aura le droit à un produit purement marocain à l’instar de la Turquie. Le Maroc dispose en effet d’une panoplie de donneurs d’ordre et d’incubateurs dans le domaine des innovations, mais il faut plus de vulgarisation autour des mécanismes d’accompagnement, ainsi que des actions d’embauche initiées par des chasseurs de tête nationaux, capables de rassembler les meilleurs chercheurs sous la même usine et au tour d’un label local.
Le volet de la formation suit-il le développement rapide que connaît le secteur de l’automobile pour atteindre un tel objectif ?
Pour ce qui est de la formation, il va falloir développer des modules spécifiques et pointus en ingénierie de l’automobile touchant plusieurs procédés technologiques tels que la commande à distance, l’ordinateur de bord via le système Android, le pilotage électronique,…, et qui stipuleront la recherche et favoriseront l’innovation technologique. L’adéquation entre la formation et l’emploi ne devra pas cibler seulement l’insertion des jeunes dans le marché d’emploi automobile actuel, mais aussi le développement de centres de recherches propres au Royaume.