« Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous ; tous la voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire. »[1]
« Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous », tels furent les propos et le point de départ du jeune aristocrate Alexis De Tocqueville, dans l’introduction de son chef d’œuvre de référence « De la Démocratie en Amérique », dont la première partie composée des deux premiers volumes, fût publiée, il y a presque deux siècles en 1835.
L’auteur va construire tout au long de son œuvre une réflexion scientifique objective en empruntant le chemin de l’analyse de deux thématiques se rapportant aux Institutions des Etats-Unis et de leur fonctionnement.
Dans sa démarche, Tocqueville constate que l’antériorité des Etats par rapport à la fédération, est la pierre angulaire sur laquelle va se construire le système fédéral. En effet, l’auteur démontre dans son travail que le fonctionnement du système communal avant la guerre de l’indépendance sera la source principale des modèles de l’organisation administrative et judiciaire du pouvoir central.
Selon lui, dans les institutions des communes de la Nouvelle-Angleterre, se déclinait parfaitement la totale indépendance de celles-ci dans l’exercice de leurs responsabilités.
En effet, l’absence de toute centralisation administrative constitue le gage de la liberté qui s’exprime par la possibilité pour les citoyens de choisir sans contrainte, à tous les niveaux, leurs représentants. Par ailleurs, la continuité de cette liberté est conditionnée par le contrôle sur l’action des élus, en l’absence de toute autorité centralisatrice et supérieure par le pouvoir judiciaire.
A cet égard, Tocqueville considère que la constitution fédérale est à l’image de celle des Etats et celle des communes dont elle reproduit l’esprit.
Le bicaméralisme assure à ce pouvoir fédéral son assiette et son indépendance devant le Président. Celui-ci, par le mode d’élection à deux suffrages qui lui donne le large pouvoir, pourrait sans la vigilance des deux chambres, être tenté par un autoritarisme que limite la durée de son mandat, et surtout l’action de la cour suprême dont l’auteur révèle qu’elle est « placée plus haut qu’aucun tribunal connu et par la nature de ses droits et par l’espèce de ses justiciables.»[2]
Aujourd’hui, 200 ans après l’analyse pertinente de Tocqueville sur le devenir de la révolution démocratique dans le pays de l’oncle Sam, qui s’opérait magistralement lors de cette période, celle-ci est devenue effectivement un principe inébranlable et une norme inamovible dans la vie politique américaine.
Par ailleurs, Samuel Huntington, célèbre auteur du « Choc des civilisations », et analyste attitré de la vie politique internationale, décrit cette révolution démocratique comme faisant parti de la première vague de démocratisation dans l’arène internationale avec celle de la France tout au long du XIXème siècle.[3]
De nos jours, l’arène politique internationale vit toujours au rythme de sa troisième vague de démocratisation initiée depuis les années 1970 dans les pays de l’Europe du Sud.
En effet, le Portugal et sa révolution des œillets, ou encore l’Espagne avec la fin du régime du général Franco et sa transition démocratique, puis la Grèce, la Turquie et certains pays de l’Amérique du Sud, ont insufflé cet esprit de démocratisation grâce au phénomène de la « contagion » à leurs voisin du Sud.
Ainsi, les pays africains depuis les années 1990 ont connu leurs transitions démocratiques grâce à leurs conférences nationales, ou encore leurs transitions par pacte ou par réforme et beaucoup d’entre eux sont sur la voie de la consolidation de la démocratie ou encore avec l’avènement du « Printemps arabe ».
Pouvons-nous alors avoir, ne serait-ce que l’ombre d’un doute que la première démocratie du monde, que sont les Etats-Unis puisse enregistrer un recul ou un déclin de la démocratie dont elle est fondatrice et même porte étendard pour les autres pays du monde, et dont elle exige avec la manière douce (soft power) ou forte et réaliste (hard power), la mise en place et la consolidation, sous réserves de sanctions économiques ou autres sanctions ?
Le feuilleton des élections présidentielles américaines, qui dure depuis quatre jours, soit le 3 novembre 2020, tient les Américains et le monde entier en haleine depuis la tenue du scrutin présidentiel, nous interroge à plus d’un titre.
Sommes-nous devant cette logique des symptômes décrite par Andreas Schedler[4]. Celle des comportements anti-démocratiques, qui entravent la consolidation démocratique dans les pays qui ont entamé leurs transitions ou sévissent encore dans certains régimes autoritaires ?
Une logique qui se manifeste par le rejet des élections et le refus de la défaite électorale. Sommes-nous en présence d’un déficit de loyalisme aux règles du jeu électoral, lequel régularise la vie politique et ses conflits par le recours aux urnes et l’acceptation des résultats quelques soient leur nature ?
Pourtant, nous sommes devant un pays où la démocratie s’écrit depuis deux siècles comme l’a bien annoncé Tocqueville. C’est en effet, un régime politique qui permet un haut « Degré de participation et de concurrence politique » et qui répond parfaitement aux critères d’un régime démocratique décrit par ailleurs par Michael Bratton et Nicolas Van de Walle dans leurs théories de classification des régimes politiques.
C’est aussi un régime politique pluraliste qui reconnait « les conflits » et où les gouvernants tiennent leur légitimité d’un système électoral libre et sincère contrairement aux régimes autoritaires qui n’acceptent que peu ou prou les conflits ou leurs expressions ou encore des régimes totalitaires qui éliminent toutes les formes de conflits.
Nonobstant, les prémices d’une crise post-électorale, qui trouve sa dynamique dans un « certain » rejet des résultats du scrutin ponctué d’un déficit de loyalisme au jeu électoral, à l’image de certains régimes autoritaires, peuvent susciter toutes les hypothèses et les scénarios d’un éventuel recul factuel de la démocratie aux Etats-Unis.
Celle-ci reste néanmoins inébranlable dans le pays de l’oncle Sam grâce à un système de séparation des pouvoirs bien élucidé.
D’une part, les Médias jouent amplement leur rôle de quatrième pouvoir et d’autre part, existe la garantie de la liberté des citoyens de choisir leurs représentants, et comme le dit si bien Alexis de Tocqueville : « la continuité de cette liberté est conditionnée par le contrôle sur l’action des élus, en l’absence de toute autorité centralisatrice et supérieure par le pouvoir judiciaire. »
Par Ali Lahrichi, Docteur en Droit Public
[1] Alexis De TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Bibliothèque BORDAS, Ed BERGER-LEVRAULT, Nancy, France, 1973, pp31-32, p.288.
[2] Ibid., p.15.
[3] Samuel HUNTINGTON, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1992
[4] Andreas SCHEDLER, Comment observer la consolidation démocratique ? Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 8, n° 2, 2001 pp225- 244.