Lors des précédents entretiens, l’économiste Omar Bakkou nous a présenté les principales caractéristiques de « l’ancien modèle de développement du Maroc ». Ces caractéristiques sont certes intéressantes à connaitre sur le plan intellectuel, mais elles demeurent néanmoins insuffisantes pour pouvoir inventer un nouveau modèle. Car comme l’avait indiqué sa Majesté dans plusieurs de ses discours, le rapport de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement(CSMD) devrait opérer un diagnostic du modèle existant et par la suite inventer un nouveau modèle à l’aune de ce diagnostic. En effet, Il est impossible d’émettre des propositions pour réformer un modèle donné sans avoir préalablement établi un diagnostic préalable de ce modèle. Dans cet entretien, nous interrogerons Omar Bakkou sur le diagnostic opéré par la CSMD .
-Pourriez- vous nous donner un aperçu sur le diagnostic opéré par la CSMD. Autrement qu’est ce qui ne va pas dans le modèle de développement actuel ?
Le rapport de la CSMD a relevé que le modèle de développement adopté par le Maroc présente plusieurs maux.
Les maux de notre modèle de développement résident dans ses quatre principales composantes, à savoir la composante économique, celle sociale, celle institutionnelle et celle relative à notre système de valeurs.
En matière économique, le rapport élaboré par la CSMD a relevé un essoufflement du rythme de la croissance économique : 3,5% en moyenne annuelle durant la période 2010-2019 contre 4,8% durant la période 2000-2009.
En matière sociale, le rapport de la CSMD a relevé un creusement des inégalités sociales (entre les différentes franges de la population) et régionales (entre les territoires).
En matière institutionnelle, le rapport de la CSMD a fait état de l’effritement de la confiance des marocains à l’égard des institutions
En matière de notre système de valeurs, le rapport de la CSMD a fait état de la dégradation de la qualité de notre système de valeurs.
–Cela ce sont les symptômes, quelles sont les causes fondamentales de ces maux ?
Les causes fondamentales de ces maux résident essentiellement dans une déficience en matière de gouvernance des secteurs économique et social.
–Déficience en matière de gouvernance du secteur économique. Pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
Il s’agit d’un dysfonctionnement global en matière d’encadrement par l’Etat du processus de production de biens et services.
Ce dysfonctionnement concerne deux principaux aspects.
Le premier aspect concerne le mode de gestion par l’Etat des différents marchés.
Quant au second aspect, il concerne l’environnement général des affaires.
-Dysfonctionnement en matière de gestion par l’Etat des marchés. Pourriez-vous nous expliciter cela davantage ?
Il s’agit pour simplifier d’un défaut au niveau des mécanismes conçus par l’Etat pour le fonctionnement des différents marchés.
Ces mécanismes consistent généralement dans le choix de la configuration la plus appropriée pour chaque type de marché.
Cette configuration optimale permet de maximiser la production sur les plans quantitatif et qualitatif.
En effet, il y a des marchés qui ne peuvent supporter qu’un seul offreur (marchés de monopole naturel),alors que d’autres marchés ne peuvent supporter qu’un nombre limité d’offreurs (marchés d’oligopole naturel), etc.
Pour bien monter ceci, prenons l’exemple des transports intra-urbains (transports à l’intérieur de la ville).
Ce secteur ne peut pas être libéralisé totalement (être ouvert à la libre concurrence entre un nombre illimité d’offreurs), car cela pourrait provoquer l’effet inverse : « trop de mobilité tue la mobilité ».
Un exemple très illustratif à ce titre est celui de la ville de Santiago au Chili du temps du général Pinochet où quiconque pouvait ouvrir sa ligne d’autobus et pratiquer les tarifs de son choix .
Cette liberté débridée s’est traduite par une véritable pagaille : explosion de la densité des autobus, aggravation de la circulation, dégradation de l’air, etc.
-Et pour le cas du Maroc, quels sont les secteurs qui se trouvent dans cette situation de défaut de la « mécanique des marchés » ?
Presque tous les secteurs se trouvent dans cette situation dans la mesure où le mode « d’allocation des ressources » conçu par l’Etat pour la majorité des secteurs précités ne permet pas d’atteindre une « situation d’offre optimale ».
-Offre non optimale, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Une situation d’offre non optimale est une situation dans laquelle l’offre de valeurs marchandes est insuffisante (ou parfois surabondante), non durable dans le temps, non responsable et non équitable.
-Quels sont les secteurs où l’offre est jugée insuffisante ?
Les principaux secteurs où l’offre demeure insuffisante sont ceux de l’éducation, la santé et la mobilité.
Concernant l’éducation, cette insuffisance est essentiellement qualitative : deux tiers des élèves qui ne maîtrisent pas la lecture à la fin du primaire, taux très élevé de déperdition scolaire, décalage entre l’offre de formation et les besoins du marché de l’emploi, faible développement de la recherche scientifique, etc.
S’agissant de la santé, cette insuffisance est à la fois quantitative et qualitative : taux d’encadrement médical très en deçà des normes établies par l’Organisation Mondiale de la Santé, répartition inégale de l’offre sanitaire sur le plan territorial, etc.
Quant au secteur de la mobilité, notamment celle intra-urbaine (à l’intérieur des villes), l’insuffisance de l’offre est à la fois quantitative et qualitative.
En effet, dans la région la plus peuplée du Maroc , à savoir Casablanca , plus de 60% des déplacements se font à pied (marche contrainte), les transports en commun notamment les autobus manquent de propreté et de sécurité, etc.
-Vous avez parlé de secteurs dans lesquels l’offre est surabondante !
Absolument, cala concerne le secteur du logement où le soutien un peu abusif à l’offre (incitations fiscales et mise à disposition du foncier aux promoteurs) s’est traduit par un excédent de l’offre de logement par rapport à la demande.
-Quid des secteurs où l’offre recèle des risques de non-durabilité ?
Le risque de non durabilité fait allusion à un mode de gouvernance de marché qui ne tient pas compte de la préservation de la ressource.
Cette situation s’applique principalement au marché de l’eau.
En effet, selon l’ONU, le Maroc souffre d’un stress hydrique avec seulement 500 m3 d’eau potable par habitant et par an, contre 2.500m3 en 1960.
-Et les secteurs où l’offre serait qualifiée de « non responsable » ?
Cette situation qualifie les modes de gouvernance de marchés qui génèrent des externalités négatives pour la société, telles la pollution, etc.
Dans cette catégorie, on pourra ranger la production électrique et le gaz butane.
En effet, la production électrique serait qualifiée comme étant « non responsable » (responsabilité écologique) en raison de son impact négatif sur l’environnement (la production demeure fortement dépendante des énergies fossiles).
Quant au gaz butane, la gestion de son marché par l’Etat serait qualifiée comme étant « non responsable » : responsabilité budgétaire liée aux impacts négatifs des subventions à la consommation du gaz sur les finances publiques et les équilibres extérieurs du Maroc.
-Vous avez évoqué ci-dessus le cas des secteurs où l’offre est jugée non équitable, pourriez-vous nous donner des exemples ?
Il s’agit des secteurs où l’Etat ne protège pas suffisamment les intérêts des investisseurs.
Cette défaillance du rôle de l’Etat crée une iniquité entre les investisseurs sérieux et les autres qui choisissent des voies moins légales.
Cette situation concerne presque tous les secteurs : que ce soit dans l’industrie ou les services.
Ce cadre de gouvernance de marché qualifié d’inéquitable prend deux différentes formes.
La première consiste dans la prolifération de l’économie informelle qui crée un désavantage pour les investisseurs sérieux (qui paient les impôts, les charges sociales, etc.) en faveur de ceux qui fuient les « radars de l’Etat ».
Quant à la seconde forme , elle réside dans la « porosité du marché intérieur marocain », porosité liée à une ouverture commerciale extérieure mal maitrisée.
Cela peut être montré à travers l’observation des données relatives aux mesures anti-dumping adoptées par les pays membres de l’Organisation Mondiale du Commerce.
Ces données montrent en effet que le Maroc est le pays qui utilise le moins ces mesures .
En effet, le Maroc a adopté 6 mesures anti-dumping durant la période 1995-2014 contre 534 pour l’Inde, 228 pour l’Argentine, 132 pour l’Afrique du Sud et 54 pour l’Egypte.
-Si on suit un peu la logique sous-jacente à votre raisonnement, l’économie de marché ne rime pas avec le libéralisme comme on pourrait le croire ?
Oui effectivement, pour bien fonctionner une machine a besoin d’un accélérateur et d’un stabilisateur.
En effet, Le libéralisme (libertés de la demande, de l’offre et des prix) joue le rôle d’un accélérateur pour la machine économique.
Alors que l’encadrement par l’Etat, il joue le rôle de stabilisateur.
-Le libéralisme joue le rôle d’un accélérateur du processus de production de valeurs marchandes, pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
Le rôle d’accélérateur que joue le libéralisme fonctionne comme suit : la liberté de la demande fait émerger en permanence des nouveaux besoins économiques.
Ces nouveaux besoins donnent lieu au moment de leur apparition à la création d’un marché où la demande est naturellement supérieure à l’offre.
Ce déficit de l’offre par rapport à la demande fait augmenter le prix du marché en question.
Ce prix élevé attire de nouveaux offreurs au marché en question ce qui augmente la production sur ce marché.
En définitive, ces trois libertés fondamentales précitées permettent ,lorsqu’elles sont activées, d’ atteindre le résultat final d’accroissement de la production de valeurs marchandes pour la collectivité.
-Vous avez dit ci-dessus que l’encadrement des marchés par l’Etat joue un rôle stabilisateur. Pourriez-vous nous expliquer cela davantage ?
Oui effectivement, l’encadrement des marchés par l’Etat joue un rôle stabilisateur.
Ce rôle s’opère en principe à travers la mise en place de systèmes de régulation appropriés : textes juridiques et institutions en charge de l’application de ces textes.
Ces systèmes de régulation permettent, lorsqu’ils sont correctement conçus, de garantir le bon fonctionnement des mécanismes d’accélération précités.
Cette garantie s’obtient à travers l’empêchement de comportement pernicieux éventuels pouvant émaner des offreurs effectifs ou potentiels.
En effet, les offreurs existant sur un marché donné peuvent empêcher d’autres d’accéder audit marché ou inversement certains offreurs potentiels peuvent rentrer dans un marché saturé pour faire du dumping, etc.
Ce rôle indispensable des systèmes de régulation des marchés a été expliqué avec éloquence par Schumpeter.
En effet, cet économiste disait en substance : « c’est parce qu’elles ont des freins que les automobiles peuvent rouler plus vite. Le capitalisme est dans le même cas. C’est grâce aux limitations et correctifs que les pouvoirs publics apportent aux lois mécaniques du marché, que celui-ci devient plus performant ».
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Il est bien sûr dit que , les régions les plus peuplées, la plus part des citoyens n’ont pas un bon accès aux transport, pour mon opinion personnel, cet dysfonctionnement est dit aussi pour des raisons de l’insuffisance des moyens de transport pour certaines villes, donc les gens sont obligés de faire la marche ou bien de s’entasser comme des sardines dans les autobus afin de se déplacer d’un lieu à un autre. Dans cas , il est devoir pour le gouvernement de trouver une solution, pour cette population.