Ecrit par Lamiae Boumahrou |
L’Etat, en lieu et place de la Justice, décidera désormais quels jugements exécuter ou pas, dans les délais ou pas. Le diagnostic juridique de l’article 9 relatif à l’interdiction de la saisie des comptes de l’Etat et ses effets, par maître Abdelkebir Tabih, met à nu un article « totalitaire ». Analyse.
S’il y a un article du PLF 2020 qui a suscité le plus de remous c’est bien l’article 9 relatif à l’interdiction de la saisie des comptes de l’Etat. Plusieurs instances, société civile et citoyens ont dénoncé une disposition jugée anticonstitutionnelle qui va à l’encontre de la préservation des droits des citoyens.
Et l’adoption à l’unanimité dudit article par la Chambre des représentants, censés défendre les intérêts de ceux qui les ont élus, n’a pas calmé les esprits. Bien au contraire le débat s’est même envenimé.
Bien que le ministre de l’Economie et des Finances tente de convaincre en adossant cette décision à une question d’intérêt général pour préserver les équilibres de l’Etat, la réalité est que c’est le maillon faible, en l’occurrence le citoyen, qui finira par en subir les conséquences. Sans parler du climat des affaires et de l’attractivité de notre pays vis-à-vis des investisseurs étrangers qui réfléchiront à deux reprises avant de décider d’investir au Maroc.
Aujourd’hui, le PLF 2020 a atterri à la Chambre des conseillers pour discussion. Tous les projecteurs sont désormais braqués sur la décision des conseillers par rapport à l’article 9. En vue d’attirer l’attention sur le caractère grave de cet article, l’Ordre des avocats a décidé de tenir deux sit-in, le premier mercredi devant le tribunal de première instance à Rabat et le deuxième vendredi devant le Parlement pour dénoncer ce que nombre d’entre eux appellent une décision anticonstitutionnelle.
Peut-on espérer un retour en arrière comme c’est arrivé pour l’exercice 2019 ?
Dans une chronique intitulée « Les lois coloniales sont-elles plus clémentes que les lois gouvernementales ? », Maître Abdelkebir Tabih, Avocat au Barreau de Casablanca, précise que l’adoption à l’unanimité du PLF 2020 par la première chambre complique cette éventualité.
En l’occurrence, il affirme tout de même qu’en adoptant cet article, le gouvernement viole la loi organique des Finances qui reste une loi complémentaire de la Constitution.
« La loi de finances est une loi ordinaire et par conséquent elle doit émerger des spécialités définies par la loi organique. Autrement, elle devient une loi contraire à l’article 6 de la Constitution qui considère que la hiérarchie des lois à caractère constitutionnel doit être respectée », a-t-il précisé.
Mais pas seulement, maître Tabih rappelle que l’importance de la loi organique n’apparaît pas dans sa relation avec la Constitution, mais s’impose dans sa relation avec la loi ordinaire dans la mesure où cette relation est fondée et basée sur le fait que le Parlement, devenu monopoliste de la tâche législative conformément à l’article 71 de la Constitution, n’est pas habilité à édicter une base juridique dans le cadre d’une loi des Finances.
Pis encore, le gouvernement a introduit l’article 9 du PLF 2020 même si cela n’entre pas dans les prérogatives de la loi des Finances mais plutôt dans le cadre de l’article 458 du Code de procédure civile qui définit les fonds non saisissables, et ce dans le cadre de l’exécution des jugements et des sentences arbitrales, tient à rappeler A. Tabih.
Par conséquent, l’article 9 est en contradiction avec l’article 1 de la loi organique des Finances et donc du chapitre 6 de la Constitution. Compte tenu de la Constitution et des lois en vigueur, Maître Tabih se demande si le gouvernement et le Parlement ont-ils le droit d’imposer aux Marocains une base légale non introduite par la Loi organique des Finances ?
Plus grave encore
Mais au-delà de cette question, ce qui est plus grave encore c’est que malgré le fait que l’article 9 viole la Constitution, son abolition n’est plus possible. « Je crains qu’il sera impossible de l’annuler, et qu’il finira par entrer en vigueur en 2020. Et pour cause, la seule instance habilitée à son abolition est la Cour Constitutionnelle », tient à préciser Maître Tabih.
Un recours également impossible pour deux raisons. Primo parce que la Loi sur l’exception d’inconstitutionnalité n’a toujours pas vu le jour et par conséquent le citoyen ne peut pas saisir la Cour constitutionnelle. Secundo parce qu’ayant voté à l’unanimité le PLF 2020, les membres de la Chambre des représentants ne peuvent plus saisir ladite institution. Ce recours n’est possible que si 5 membres de la chambre des représentants minimum ou 40 membres de la Chambre des conseillers saisissent ladite Cour conformément à l’article 132 de la Constitution.
« A noter que dans le cas où l’article 9 est suspendu par la Chambre des conseillers, le dernier mot reviendrait à la Chambre des représentants lors de la deuxième lecture conformément à l’article 84 de la Constitution », rappelle A. Tabih.
La question est de savoir si ceux qui ont voté en faveur dudit article en ont-ils mesuré toute la gravité ?
Le diagnostic juridique de cet article par maître Tabih donne froid dans le dos. Et pour cause, la mise en application de cette mesure est beaucoup plus complexe qu’il paraît. Il ne s’agit pas seulement de non saisie des comptes de l’Etat mais de retombées bien plus graves. Car en lisant entre les lignes, on s’aperçoit qu’il y a plusieurs vides juridiques non pas sans conséquence sur l’application dudit article mais aussi sur les droits des citoyens.
Car dans le cas où l’article 9 passe dans la LF 2020, la question est de savoir quel sort sera réservé aux jugements prononcés avant l’entrée en vigueur de cette LF ? Sans compter les 10 Mds de DH que l’Etat a versé en 3 ans, et qui sont en instance de règlement.
« Lorsque la loi de Finances entrera en vigueur en 2020, le gouvernement va-t-il à nouveau enfreindre la constitution en appliquant cet article contre le principe de non-rétroactivité des lois ? », s’interroge A. Tabih. En d’autres termes, et en application du chapitre 6 de la Constitution, l’exécution des jugements antérieurs à 2020 est passible d’un recours à la saisie. A moins que l’Etat décide de violer, une fois de plus, les lois en vigueur.
« On ne peut prétendre que l’article 9 est une règle procédurale pour la simple raison qu’il n’est pas prévu dans le cadre de la loi procédurale, c’est-à-dire dans le cadre de la mise en œuvre de la procédure civile, mais plutôt dans un droit matériel qui est la loi des Finances », martèle A. Tabih.
Et d’ajouter que dans tous les cas « l’application de cet article aux décisions judiciaires rendues avant 2020 sera sujet de décisions rendues par le pouvoir judiciaire, auquel le gouvernement cherche à se soustraire à son autorité ».
Autre zone d’ombre et pas des moindres, les groupes subordonnés aux collectivités territoriales auxquels fait référence l’article 9 ne sont pas clairement définis. Cela veut-il dire que même les entreprises privées auxquelles les collectivités territoriales délèguent des projets économiques seront concernées par cet article ?
« Personne n’aura de réponse à cette question avant l’entrée en vigueur de l’article 9. Sauf qu’en raison des ambiguïtés qui entourent l’article, son interprétation donnera des décisions judiciaires variées, diversifiées voire contradictoires », explique Maître Tabih.
Mais ce n’est pas tout. L’amendement apporté à la première mouture de l’article 9 évoque deux délais d’exécution du jugement : 90 jours et 4 ans. Pour Me Tabih soit il y a eu une mauvaise formulation ce qui est grave pour le législateur, soit c’est dans le but d’une consommation médiatique. En effet, le gouvernement ne prévoit aucune disposition dans le cas où ce délai n’est pas respecté.
Pis. « Le non-respect de la période des 90 jours ou des 4 ans comme prévu par l’article 9 par l’État, les groupes territoriaux et les groupes subordonnés ne signifie pas pour autant qu’il est possible de saisir les comptes de l’Etat. Bien au contraire, l’article 9 a été élaboré de telle façon à éliminer de façon définitive ce recours », explique A. Tabih.
Ceci dit, d’ici l’adoption du PLF 2020, l’article 9 continuera à faire couler beaucoup d’encre et à susciter le débat. A suivre !