Peut-on réellement parler de souveraineté numérique au Maroc ? Certes l’économie numérique est devenue une réalité sous le coup des développements technologiques que de l’évolution des comportements de consommation. Mais des freins à l’entrée creusent un véritable fossé entre les ambitions du Maroc et la réalité du terrain.
Le poids du digital aussi bien sur le bon fonctionnement de l’Etat, des entreprises que sur la vie quotidienne des citoyens s’est amplifié ces dernières années. Un coup de booste a même été donné sous l’impulsion de la crise sanitaire, aux ambitions digitales du pays.
Ainsi, la mobilité étant restreinte à cause de la pandémie, on a pu noter une accélération de projets et de programmes de digitalisation menés par l’Etat, conscient que la digitalisation et l’intelligence artificielle sont des leviers clés de compétitivité et même de relance économique.
Dans cette dynamique se pose alors la question de la dépendance du Maroc et de son écosystème numériques (et sa data) de facteurs externes ?
À l’ère des objets connectés, comment le Maroc se positionne dans le monde numérique ou cyber espace où les relations sont bâties sur la supériorité technologique ?
Autant dire que le Maroc est bien loin de cette compétition mondiale qui oppose puissances traditionnelles comme la Chine ou les États-Unis d’Amérique avec d’autres pays émergents particulièrement d’Asie.
Et à cause de facteurs que l’on peut qualifier de basiques mais qui impactent un écosystème en pleine expansion.
Questionné à ce sujet, Hamza Aboulfeth, fondateur et Directeur général de Genious communications, estime d’emblée qu’à l’heure des objets connectés, la data doit être accessible peu importe qu’elle soit hébergée sur le sol marocain ou ailleurs. C’est ce qui explique peut-être que le Maroc ne dispose pas de cloud souverain à ce jour. Peut-être l’Etat n’en juge-t-il pas encore la pertinence ?
Mais dans le cas de data stratégique ou sensible ou qui pour des raisons juridiques les opérateurs sont sensés l’héberger sur le sol marocain, dans un discours empreint de réalisme, Hamza Aboulfeth énumère trois freins majeurs à l’hébergement de la data sur le sol marocain et par ricochet contribuer à cette souveraineté numérique.
Bande passante, électricité et matériel, le terrible trio
Le premier frein qui s’impose à l’ensemble de l’écosystème est la connectivité et le coût exorbitant de la bande passante.
Il illustre son propos par le prix du mégabit au Maroc, facturé entre 10.000 et 15.000 DH au Maroc alors qu’ailleurs il est facturé à 1 euro. Autant dire qu’il n’y a pas photo !
C’est ce qui explique d’ailleurs que la majorité de la donnée marocaine est hébergée à l’étranger, de même que les hébergeurs mondiaux n’ont pas de plateformes au Maroc et n’offrent pas la possibilité d’héberger à partir du sol marocain encore moins en Afrique.
Le coût de la bande passante se répercute sur la compétitivité de l’offre de services et pas extension que l’entreprise qui achète la prestation au prix fort comparativement à un hébergement hors sol marocain.
Un exemple plus concret pour cet hébergeur d’une bonne partie des médias digitaux marocains, celui d’un site arabophone dans le top cinq au Maroc qui consomme 1 giga par seconde. « Si je devais héberger les données de ce site au Maroc, la prestation coûtera 1 MDH par mois, ce qui est intenable », poursuit Hamza Aboulfeth.
Pour cet entrepreneur, il ne peut y avoir de véritable révolution numérique sans que les opérateurs ne revoient la tarification de la bande passante comme ce fût le cas pour le prix des télécommunications.
« Je l’ai toujours dit et je ne cesserai de le répéter, aucune révolution numérique n’est possible avec le prix actuel de la bande passante et sans que les opérateurs ne revoient leur politique tarifaire », martèle Hamza Aboulfeth.
D’ailleurs, il estime clairement qu’un opérateur de télécom ne peut pas et ne doit pas offrir les services du Cloud ou Datacenter car cela constituera une concurrence déloyale à l’écosystème puisque l’opérateur qui offre le débit devient ainsi prestataire et concurrent.
Le deuxième frein majeur est celui de l’électricité. En effet, ce type de plateforme nécessite de grandes surfaces et donc forcément, les investisseurs doivent chercher des terrains à des prix compétitifs notamment à la périphérie.
Or, une telle structure doit être alimentée en électricité en continue sans coupure et donc dotée de groupe électrogène pour palier tout délestage ou coupure de courant.
« Certes on est mieux lotis que d’autres pays africains avec un bon niveau d’électrification au Maroc, mais le prix demeure relativement cher. De plus, il faut chercher un emplacement avec une bonne liaison d’électricité et en back up des groupes électrogènes alimentés en fioul, qui est également cher au Maroc », relève le DG de Genious Communications.
Hormis ces deux blocages qui impactent la compétitivité de l’offre, le troisième entame carrément la qualité et la rapidité de la prestation : le matériel et les autres supports technologiques essentiellement importés de l’étranger.
« On peut rapidement affréter du matériel qui coûte cher et qui une fois arrivé au Maroc reste un mois bloqué à la Douane. Ça ne nous arrive pas au Canada ni ailleurs mais au Maroc si. On ne peut pas garantir une qualité et une rapidité de service en cas d’urgence dans pareilles conditions au Maroc. Et ce sont des freins qui peuvent et doivent être levés si l’on veut réellement libérer tout le potentiel de l’économie numérique au Maroc », estime Hamza Aboulfeth.
Un argumentaire que partage une source bien informée et proche du dossier de l’économie numérique au Maroc qui ajoute un autre facteur : celui du marché.
« Sur le marché, les clients veulent et demande du cloud souverain, mais ils ne sont pas capables ou prêts à en payer le surcoût par rapport à un cloud public type Microsoft/Oracle/SAP… », explique notre source qui relève tout de même en l’absence d’un cloud souverain de l’Etat, l’initiative privée se développe notamment avec inwi qui affiche son ambition d’installer une stack de SAP au niveau de son Datacenter et DXC qui a déjà installé des progiciels au niveau de son Datacenter.
En attendant un cloud souverain…
Effectivement, face à ces obstacles qui engendrent un surcoût pour l’hébergement de la data sur le sol marocain, l’initiative marocaine (en tout cas celle qui a les reins financiers solides) en la matière n’est pas restée les bras croisés.
À commencer par le Groupe OCP, groupe national stratégique, dont le Datacenter de Benguerir a reçu l’award pour la catégorie « Meilleures réalisations dans le monde des Datacenter » lors du concours international organisé par Datacenter Dynamics.
Sis au cœur du Tech Park de Benguerir, le nouveau centre de données certifié Tier III et Tier IV, fournit une infrastructure de classe mondiale desservant le Maroc et l’Afrique. Il apporte une grande flexibilité au groupe OCP, à ses partenaires ainsi qu’à l’ensemble de l’écosystème national dans les services informatiques et les solutions de cloud computing.
Il y a lieu aussi de citer la CDG qui dans le cadre de sa transformation digitale a mis en place un cloud complété par la construction d’un «data center» souverain porté par la filiale technologique ES-CDG (DXC Technology Maroc), sis à Technopolis, à Rabat.
Département tout aussi stratégique, le MEFRA (le Ministère de l’Economie et des Finances et de la Réforme de l’Administration), dispose d’un Datacenter. Dans le cadre de la stratégie de mutualisation des ressources prônée par ce ministère, visant à rationaliser et à optimiser les dépenses et à capitaliser sur les bonnes pratiques, il a été procédé, ce 29 novembre 2020, au transfert et l’hébergement, du Système d’Information (SI) du Département des Affaires Générales et de la Gouvernance (DAGG) au sein du Datacenter du MEFRA. Il sera également procédé à l’hébergement, dans les prochains jours, du Système d’Information de la Caisse de Compensation au niveau du Datacenter du MEFRA.
Sans oublier le Cloud souverain et le Datacenter lancés par inwi depuis 2017.
Aujourd’hui, les obstacles qui entament les ambitions et la compétitivité de l’écosystème marocain sur ce cyberspace sont connus et même vécus par les opérateurs, pas seulement les hébergeurs.
Le débat qui est posé est de savoir quelle orientation donner à notre économie numérique ? Et quid de la souveraineté numérique ? Reconduira-t-on le même schéma du monde réel-physique où le Maroc court toujours pour intégrer le club des émergents ou bien prendrons-nous les devants tant qu’il est encore temps pour se frayer une petite place au soleil ?