Lors de la précédente partie de l’interview, il a été indiqué que l’ancien modèle économique adopté par le Maroc peut être qualifié de libéral si on l’observe d’une « manière macroscopique », cela suppose qu’il y a une autre manière d’ordre « microscopique » d’appréhension de ce modèle. Absolument, selon l’économiste Omar Bakkou, un découpage assez minutieux de l’ensemble des marchés relatifs aux valeurs marchandes existant au Maroc rendra compte que la configuration économique de ces marchés est très hétérogène.
-Qu’est-ce que vous entendez par valeurs marchandes ?
Les valeurs marchandes concernent les biens et services utiles (ils sont appelés à satisfaire des besoins effectifs) et rares (ils nécessitent la mobilisation de ressources humaines et matérielles pour leur production).
Ces deux caractéristiques des valeurs marchandes (utilité et rareté) font que ces biens font l’objet d’une offre et d’une demande et par conséquent d’un prix.
Les valeurs marchandes s’opposent bien entendu à celles non marchandes.
Ces dernières désignent les biens utiles mais qui ne peuvent pas être vendus et achetés, car leurs valeurs s’estompent en cas où ils font l’objet d’échanges marchands.
A titre d’exemple, Il n’y a plus de justice quand on paie de l’argent pour acheter un jugement.
Ces biens comprennent ceux présentant un caractère personnel (l’amitié, l’amour, la générosité, l’honneur, etc.) et ceux présentant un caractère collectif (la démocratie, les libertés publiques, les droits de l’homme, la justice, etc.).
-Marchés de valeurs marchandes très hétérogène, cela laisserait entendre qu’il existe de multiples régimes en matière de gouvernance des marchés au Maroc !
Oui effectivement, car à côté des marchés qui fonctionnent sous un régime libéral (liberté de l’offre et des prix), plusieurs autres marchés sont gérés par l’Etat.
Cette gestion s’opère en effet selon différentes modalités : gestion directe, indirecte et quelque fois hybride.
-Marchés gérés directement par l’Etat. Qu’est-ce que cela signifie au juste, quels sont les secteurs concernés ?
Il s’agit de marchés où l’Etat s’occupe de tout .
En effet, l’Etat détermine l’offre (l’offre est assurée par une entité publique) et fixe les prix (selon plusieurs critères : coût, faculté contributive des consommateurs, etc.).
L’exemple type de cette catégorie de marchés concerne le marché de l’eau : alimentation en eaux potable et irrigation des terres agricoles.
-Quid de l’éducation et la santé ?
Oui effectivement, ces deux marchés peuvent également être rangés dans cette catégorie de marchés.
En effet, l’éducation et la santé fonctionnent selon une configuration un peu hybride.
Cela pour les deux raisons inter reliées suivantes :
-D’une part, la partie dominante de ces deux marchés demeure gérée directement par l’Etat : l’Etat offre les services concernés à un prix faible proche de zéro ;
-D’autre part, l’autre partie de ces deux marchés est régie par un cadre libéral régulé : liberté de l’offre sous certaines conditions, liberté de la demande et liberté des prix.
-Et le marché de l’énergie ?
Pour l’analyse du marché de l’énergie, il est nécessaire de faire la distinction entre le marché de la production et celui de la distribution.
Concernant la production, elle s’achemine de plus en plus vers un cadre libéral régulé .
En effet, une partie de la production est assurée par l’Etat et une autre partie est produite par des entreprises privées dont le nombre ne cesse de croître .
S’agissant de la distribution de l’énergie, elle est assurée dans certaines villes par des opérateurs privés, alors que dans d’autres villes par l’Etat.
Quant aux prix de l’énergie, ils demeurent fixés par l’Etat selon des critères tenant compte du coût et de la faculté contributive des consommateurs.
-Quid des marchés gérés indirectement par l’Etat ?
Il s’agit de marchés dans lesquels l’Etat fixe les règles du jeu et laisse le marché s’exprimer.
L’exemple type de cette catégorie de marchés concerne les marchés relatifs aux services des télécommunications et ceux financiers (le secteur bancaire).
Ces deux marchés fonctionnent selon un cadre libéral régulé : liberté de l’offre sous certaines conditions, liberté de la demande et liberté des prix.
Cette liberté est bien entendu encadrée par l’Etat à travers un ensemble de mécanismes de régulation.
Ces mécanismes se composent des textes réglementaires et des institutions publiques en charge de la veille sur l’application de ces textes.
Cet encadrement par l’Etat de ces marchés s’avère indispensable en raison de ce que ces deux marchés constituent des « oligopoles naturels ».
Il s’agit de marchés par nature oligopolistiques dans la mesure où ils ne peuvent supporter qu’un nombre limité d’offreurs.
En effet, un nombre d’offreurs au-delà d’un certain seuil serait susceptible d’enclencher un processus de destruction de valeur.
Ce processus fonctionne comme suit : baisse de l’investissement en raison du manque de visibilité quant aux recettes futures, recettes bien entendu liées au nombre d’offreurs présents sur ce marché.
Une autre précision à ajouter est que l’offre se compose dans le secteur bancaire d’acteurs privés et également d’acteurs publics, et ce, contrairement au secteur des télécommunications où l’offre est servie par trois opérateurs privés.
Il convient de souligner que ces deux marchés constituent une vraie réussite en matière de gouvernance des marchés au Maroc. Cela pour deux principales raisons :.
La première raison réside dans le fait que ces marchés fournissent les services aux citoyens aux meilleurs conditions de prix et de qualité.
Quant à la seconde raison, elle réside dans le fait que ces marchés sont autonomes financièrement de l’Etat : l’Etat ne débourse pas de fonds pour soutenir lesdits marchés.
Cette autonomie financière constitue un marqueur qui distingue ces marchés de certaines autres catégories de marchés qui fonctionnent librement mais qui demeurent dépendants du soutien de l’Etat.
-Quels sont ces marchés libres qui dépendent du soutien de l’Etat ?
Oui en effet, l’Etat soutient plusieurs marchés.
Ce soutien cible selon les cas l’offre, la demande ou les deux à la fois.
-Quels sont les marchés où l’Etat soutient l’offre ?
Les marchés où l’Etat soutient l’offre concerne les produits agricoles.
En effet, l’Etat accorde diverses subventions aux agriculteurs : subvention au creusement des puits, etc.
De même, l’Etat accorde des subventions aux produits destinés à l’exportation (soutien indirect à l’offre à travers, notamment un cadre fiscal favorable).
-Et les marchés où l’Etat soutient la demande ?
Les marchés où l’Etat soutient la demande portent sur certains produits de base, tels le gaz, le sucre et la farine.
Ces subventions permettent de maintenir les prix à un niveau nettement plus faible que celui du marché (subventions de l’Etat à la consommation de ces produits à travers le mécanisme de la caisse de compensation).
-Quid des marchés où l’Etat soutient l’offre et la demande à la fois ?
Les marchés où l’Etat soutient l’offre et la demande englobent essentiellement le marché du logement, particulièrement le segment relatif au logement social.
En effet, le soutien à l’offre s’opère à travers la mise à disposition du foncier aux promoteurs (et les incitations fiscales).
En revanche, le soutien à la demande s’opère à travers les exonérations fiscales, etc.
-Vous avez qualifié certains marchés d’hybrides, qu’est-ce que cela signifie au juste ?
Il s’agit de marchés dans lesquels l’Etat combine deux modes de gestion à la fois : une gestion directe et indirecte.
Ce mode de gestion concerne le marché de la mobilité, notamment celle intra-urbaine (transport à l’intérieur de la ville).
En effet, une partie de ce marché est gérée directement par l’Etat : il offre les services concernés à un prix plus faible que celui du marché : tramway, bus, etc.
Alors qu’une autre partie dudit marché est gérée indirectement par l’Etat : il sélectionne les offreurs à travers, d’une part, le système des agréments (cas des taxis) et , d’autre part, le système des autorisations pour les bus (l’Etat fixe également les prix).
-Si j’ai bien compris, le modèle économique adopté aujourd’hui au Maroc est un patchwork ?
Effectivement il s’agit d’une mosaïque assez complexe.
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