Quiconque a suivi le débat sur le modèle de développement, initié depuis plus de deux ans et demi, constate que le bien-fondé de la politique économique adoptée depuis 1998 est resté largement à l’abri des interrogations.
La prégnance de la doxa des équilibres fondamentaux aidant, rarement les liens entre le profil de cette politique, le comportement de l’économie nationale et les performances globales ont fait l’objet d’examens.
Du fait de son impact et les actions d’urgence qu’elle a imposées, la crise sanitaire a immanquablement changé la donne en mettant en relief l’intérêt de discuter des réorientations de l’instrument budgétaire et de la stratégie de la Banque centrale.
Ainsi de nombreuses interventions, suscitées par les décisions du Comité de veille économique, préconisent, à des degrés divers, des stimulations de l’activité par le déficit public ou des relances monétaires.
Le point de vue exposé par Christian de Boissieu à la Commission spéciale sur le modèle de développement offre à cet égard des éléments de réflexion de nature à nourrir l’évaluation des mesures de lutte contre la récession, et au-delà, le questionnement sur « le modèle de développement ».
D’une part, il émet des réserves sur l’assouplissement monétaire en considérant qu’il encourt le risque d’être contrarié par la réglementation prudentielle. D’autre part, il considère que la mobilisation de l’instrument budgétaire pourrait être, elle, plus efficace, si le financement est assuré par des titres de dette publique à long terme. Cette analyse, qui fait appel à un terreau de connaissances dont l’exploitation est nécessaire à l’animation du débat, repose sur des présuppositions quant au contrôle prudentiel, à la croissance et aux ressources fiscales qui prêtent à discussion.
Assouplissement monétaire et contrôle prudentiel
Selon de Boissieu, le desserrement monétaire par la baisse du taux d’intérêt et l’élargissement de l’éventail des collatéraux risquent d’être d’une efficacité très limitée : la fourniture des liquidités n’est pas susceptible d’encourager la distribution du crédit du fait de l’excès de la réglementation prudentielle issue des accords de Bâle III.
Cette thèse s’avère, à l’examen, sujette à caution. S’il est indéniable qu’une telle réglementation influe sur l’offre de crédit, on ne saurait lui octroyer un poids exorbitant.
A observer le comportement bancaire depuis 2000, on relève une triple tendance qui atteste que la force de transmission des impulsions de la Banque centrale dépend largement du degré de concurrence et de la perception de l’environnement macroéconomique.
D’abord, les banques ont tendance à répercuter sur les taux débiteurs plus les hausses que les baisses de leur coût de refinancement, a fortiori dans le cas de modifications jugées de faible ampleur.
De ce fait, les impulsions monétaires manifestent plus d’efficacité au renchérissement des refinancements qu’à leur réduction. Ensuite, cette asymétrie d’impact, qui reflète le pouvoir de marché des banques, se rattache à l’appréciation des risques attachés à la conjoncture.
Ainsi, lorsque les perspectives de croissance sont faibles, la probabilité de défaut de remboursement s’élève venant renforcer l’intolérance aux comportements jugés risqués. La fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets sont décidées en conséquence.
Le desserrement de la politique monétaire n’entraîne dans un tel contexte pas une expansion de la distribution du crédit. Depuis 2014 Bank Al-Maghrib a procédé à deux baisses successives du taux d’intérêt directeur et à une diminution des taux de réserves en vue de soutenir l’économie réelle.
Non seulement l’offre de financement n’a pas connu de rebonds, mais elle a poursuivi la décélération qu’elle connait depuis 2012. Enfin, les rationnements de petites et moyennes entreprises est un fait persistant de l’offre bancaire par-delà les inflexions de la politique monétaire et les ajustements des dispositifs publics de garantie.
Leur financement reste contraint par les conditions en matière de collatéraux et le niveau élevé de la prime de risque. Il n’est pas certain qu’on puisse imputer au contrôle prudentiel un rôle déterminant dans les répercussions des interventions de la banque centrale par le canal du crédit.
Les réserves sur l’efficacité des réponses de Bank Al Maghrib semblent procéder d’une analogie forcée avec les effets des politiques de très bas taux d’intérêt et d’assouplissement quantitatif mises en œuvre par la Banque centrale Européenne.
Ces politiques, censées relancer la consommation et l’investissement et rehausser l’inflation, nourrissent des bulles spéculatives sur les marchés financiers et immobiliers.La supervision bancaire au Maroc a opté pour une transposition graduelle et flexible de la réforme de Bâle qui donne la priorité au renforcement de la capacité de résilience du secteur financier. Dans ce contexte, la réglementation prudentielle ne semble pas peser sur le comportement des institutions de crédit.
L’assouplissement des conditions de refinancement et les dispositions de garanties mises en place par l’Etat sont de nature à favoriser l’application du report des échéances de remboursement, l’octroi de prêts, et de participer à l’atténuation de la pression récessive. Ces incitations ne peuvent pâtir de l’observance des normes prudentielles : la décision de suspension de distribution des dividendes par les banques est venue en effet alléger les contraintes sur les fonds propres.
Il n’y a pas, dans ces conditions, conflit d’objectifs entre le contrôle prudentiel et la politique monétaire ; celle-ci est en mesure de participer au soutien de l’activité d’autant que les emplois spéculatifs des liquidités injectées sont hautement improbables au vu des modalités de contrôle adoptées par le régulateur.
Endettement public et croissance
L’économiste français estime que ce sont les finances publiques qui doivent être appelées à la rescousse. En plaidant pour un endettement accru, il souscrit au desserrement budgétaire qui semble partagé aujourd’hui y compris, crise oblige, par d’illustres adversaires de la pratique du déficit.
Il estime cependant que la marge de manœuvre en la matière est étroite. La contrainte budgétaire de l’Etat ne peut être allégée par la réduction de la valeur réelle et la hausse des recettes sous l’effet de la montée de l’inflation.
Ce mécanisme de correction est exclu du fait qu’il n’y a pas de signe d’accélération de tensions sur les prix à moyen terme. Dans le même temps, suite au recul prononcé de l’activité, le taux de croissance de l’économie se situe en dessous du taux d’intérêt, ce qui aura pour conséquence un gonflement du déficit public susceptible de mettre en péril la soutenabilité de la dette
A ce titre, de Boissieu tient à souligner qu’il n’adhère guère à la proposition d’efficacité de la politique budgétaire soutenue par Blanchard (2019). Au vu de cette double limite, l’Etat doit privilégier le financement par des titres de long terme ou des dettes perpétuelles.
Ce raisonnement s’adosse à des hypothèses arbitraires. D’une part, la dynamique de la dette est saisie sous l’hypothèse que le taux de croissance est donné. Or, le sentier de croissance ne saurait être déconnecté de l’évolution du déficit public.
Dans la mesure où les dépenses publiques entraînent une stimulation de la demande globale et des accroissements des revenus et contribuent, par le biais de complémentarités stratégiques avec le secteur privé, à l’élévation de la productivité, le rythme de progression de l’activité devient dépendant des déficits.
Il s’en suit des forces de maîtrise de l’évolution de l’endettement du fait des recettes fiscales induites. Sous ce rapport, la démarcation de de Boissieu vis-à-vis de la proposition de l’ancien économiste en chef du FMI n’emporte pas la conviction.
En effet, cette proposition, déroulée sous l’hypothèse que le taux de croissance du revenu réel est supérieur au taux d’intérêt réel, se réfère à une configuration où l’économie est affranchie de la contrainte de soutenabilité :le déficit peut être financé par l’emprunt public sans augmenter le taux d’endettement. L’idée sous-jacente est que le rythme de croissance devient précisément endogène.
D’autre part, de Boissieu suppose que les ressources de l’Etat sont données : le relèvement des impôts est écarté au motif qu’il risque d’être dissuasif. Même si l’on admet cet argument, au demeurant très fragile, l’Etat dispose de leviers d’action sur les ressources par l’intermédiaire de l’espace budgétaire que le FMI définit comme la marge que détient l’autorité budgétaire pour allouer des ressources aux dépenses sans compromettre sa position financière.
Des recettes peuvent être ainsi dégagées par la lutte contre les entorses à l’emprise fiscale et le renforcement des contraintes incitatives au respect du droit. Les pertes de recettes consécutives à l’informalité fiscale sont multiples comme le révèlent les pratiques frauduleuses en matière de taxe sur la valeur ajoutée, les sous-déclarations de revenus ou de résultats ou le défaut de déclarations. La réduction de ces pertes peut, non seulement, renforcer l’efficacité de la relance, mais créer aussi les conditions de la réorientation de la politique budgétaire en faveur des dépenses sociales.
En se situant sur le terrain de l’analyse de la politique économique et des institutions qui gouvernent les actions monétaires et budgétaires, les vues de de Boissieu invitent, au total, à porter une attention insigne à l’état des lieux de la réflexion sur des relations monnaie, inflation, croissance, sur les canaux de transmission des impulsions de la Banque centrale, les contraintes de l’endettement public comme sur la stabilité financière. Les préconisations de relance vigoureuse de l’économie ne sauraient faire bon marché des acquis et des divergences au sujet de ces questions.
En ce sens, le slogan « il faut changer de paradigme » qui fait florès de tous bords ne doit pas échapper au soupçon critique, tant il fait fi à la fois de la dynamique des idées et de la configuration corrélative des politiques économiques.
En tant qu’ensemble de règles, de valeurs et d’idées structurantes partagées par une communauté, les paradigmes se modifient lentement. Certes, le choc sanitaire met sérieusement à mal des principes de la politique économique, mais de là à dire que les conditions sont propices à un changement paradigmatique, il y a un pas qui ne pourrait être franchi.
Il y a loin entre les anomalies mises en évidence par ce choc et l’émergence d’un paradigme de rechange. La constitution d’un tel paradigme est un processus de long terme qui dépend de sa vertu critique à l’endroit du cadre de référence régnant, de sa capacité à bâtir une grille d’analyse commune autant que des rapports de force et de la possibilité de se forger une rhétorique alternative.
En tant que référentiel théorique de base, le paradigme joue un rôle majeur dans la conception du paradigme de la politique économique qui se spécifie par un système de représentations de l’économie, des objectifs et des instruments d’action. Faute d’un nouveau prisme en mesure de guider les décideurs publics, appeler à« changer de paradigme » se ramène à un article de foi.
L’exemple du choc financier de 2008-2009 est emblématique à ce sujet. Le leitmotiv, « La science économique est en crise », a été amplement scandé en soutien à la recommandation de changements de paradigme de politiques économiques dans la foulée d’arrosages de liquidités et de dépenses publiques opérés en vue de sauver les banques et de tempérer l’effet sur l’économie réelle.
Dès 2012, l’austérité est venue éteindre l’enthousiasme des proclamations des retours de la politique budgétaire et …de Keynes, et la macroéconomie dominante, accusée d’aveuglement face à la future crise des subprimes, a poursuivi son petit bonhomme de chemin. Comme l’écrit Rodrik dans la lignée de l’auteur de La théorie générale, « Prendre au sérieux les idées nous aide à résoudre nombre d’énigmes que pose la vie sociale et politique ».
Rédouane Taouil, Professeur agrégé des universités.